Page images
PDF
EPUB

PASCAL.- LE PROBLÈME DE LA DESTINÉE HUMAINE. 107

PASCAL.

Pascal comme Descartes est un de ces génies extraordinaires qui n'apparaissent que de loin en loin à travers les siècles. Dès l'âge de douze ans, il était arrivé par la seule force de son intelligence, sans livres et sans maître, à formuler les trente-deux premières propositions de la géométrie d'Euclide. A seize ans, il avait écrit en latin un Traité des sections coniques. Quelques années plus tard, il s'illustrait par ses expériences sur la pesanteur de l'air; il découvrait la théorie de l'équilibre des liquides; il posait les principes du calcul des probabilités,' et par son traité de la Cycloïde, il se plaçait au premier rang parmi les inventeurs de la géométrie de l'infini. La science, cependant, ne devait pas l'occuper seule. En 1636 et 37, les querelles du jansénisme lui fournirent l'occasion d'écrire contre les jésuites, qui étaient les adversaires de cette doctrine, les Lettres provinciales, chef-d'œuvre de polémique, d'éloquence et d'esprit, l'un des plus grands monuments de la prose française. Un sujet beaucoup plus vaste, la démonstration des vérités de la religion chrétienne, l'occupa bientôt tout entier.

Les fragments de ce livre inachevé sont arrivés jusqu'à nous sous le titre de Pensées, et jamais, on peut le dire, une logique plus puissante, une langue plus éclatante et plus nerveuse n'ont été mises au service d'une plus grande cause (1).

Pascal mourut dans sa trente-neuvième année, en 1669. Sa vie, sanctifiée par toutes les pratiques de la piété chrétienne, s'est écoulée dans la souffrance, et ses écrits ont été pour ainsi dire dérobés à la maladie. On se demande ce qu'il aurait fait pour les sciences s'il ne les avait pas abandonnées dès l'âge de vingt-huit ans ; on se demande ce qu'il aurait fait pour les lettres, s'il avait réalisé dans son ensemble le projet ébauché dans les Pensées. De si grandes choses, accomplies dans une si courte carrière, inspirent un regret douloureux; et devant le génie de Pascal la postérité reste comme effrayée de sa grandeur.

LE PROBLÈME DE LA DESTINÉE HUMAINE.

L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et

(1) Voir à l'introduction ce qui a été dit des Pensées.

jugement, qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.

Ainsi, notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'instruire, à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser.

Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations.

Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les persuadent, négligent de les rechercher ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très-solide et inébranlable, je les considère d'une manière toute différente.

Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante : c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle. J'entends, au contraire, qu'on doit avoir ce sentiment par un principe d'intérêt humain et par un intérêt d'amour-propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.

Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il n'y ait point ici de satisfaction véritable et solide; que tous nos plaisirs ne sont que vanité; que nos maux sont infinis; et qu'enfin, la mort qui nous menace à chaque instant doit infailliblement nous mettre, dans pen d'années, dans l'horrible néces→ sité d'être éternellement aréantis ou malheureux.

Il n'y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves, voilà la fin qui attend la plus belle vic du monde. Qu'on fasse réflexion là-dessus, et qu'on dise ensuite s'il n'est pas indubitable qu'il n'y a de bien en cette vie qu'en l'espérance d'une autre vie; qu'on n'est heureux qu'à mesure qu'on s'en approche, et que, comme il n'y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assu

PROBLÈME DE LA DESTINÉE Humaine.

109

rance de l'éternité, il n'y a point aussi de bonheur pour ceux qui n'en ont aucune lumière.

C'est donc assurément un grand mal que d'être dans ce doute; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute; et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble bien malheureux et bien injuste. Que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature.

Où peut-on prendre ces sentiments? Quel sujet de joie trouve-t-on à n'attendre que des misères sans ressource? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement-ci se passe dans un homme raisonnable?

« Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir; mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.

« Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de misère, de faiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m'arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes; mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher; et après en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je

veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future. >>

Qui souhaiterait avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions? Et enfin à quel usage de la vie le pourrait-on destiner?

En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement de ses principales vérités. Car la foi chrétienne ne va principalement qu'à établir ces deux choses: la corruption de la nature et la rédemption de Jésus-Christ. Or, s'ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments dénaturés.

Rien n'est si important à l'homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi, qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être, et au péril d'une éternité de misères, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses: ils craignent jusqu'aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c'est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C'est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C'est un enchantement incompréhensible et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

FRAGMENT D'UNE PRIÈRE.

O Dieu, devant qui je dois rendre un compte exact de toutes mes actions à la fin de ma vie et à la fin du monde ! O Dieu, qui ne laissez subsister le monde et toutes les choses du monde que pour exercer vos élus, ou pour punir les pécheurs ! O Dieu, qui laissez les pécheurs endurcis dans l'usage délicieux et criminel du monde ! O Dieu, qui faites mourir nos corps, et qui

PENSÉES DIVERSES.

111

à l'heure de la mort détachez notre âme de tout ce qu'elle aimait au monde ! O Dieu, qui m'arracherez à ce dernier moment de ma vie, de toutes les choses auxquelles je me suis attaché, et où j'ai mis mon cœur! O Dieu, qui devez consumer au dernier jour le ciel et la terre et toutes les créatures qu'ils contiennent, pour montrer à tous les hommes que rien ne subsiste que vous, et qu'ainsi rien n'est digne d'amour que vous, puisque rien n'est durable que vous! O Dieu, qui devez détruire toutes ces vaines idoles et tous ces funestes objets de nos passions! Je vous loue, mon Dieu, et je vous bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu'il vous a plu prévenir en ma faveur ce jour épouvantable, en détruisant à mon égard toutes choses, dans l'affaiblissement où vous m'avez réduit. Je vous loue, mon Dieu, et je vous bénirai tousles jours de ma vie, de ce qu'il vous a plu me réduire dans l'incapacité de jouir des douceurs de la santé et des plaisirs du monde, et de ce que vous avez anéanti en quelque sorte, pour mon avantage, les idoles trompeuses que vous anéantirez effectivement, pour la confusion des méchants, au jour de votre colère. Faites, Seigneur, que je me juge moi-même, ensuite de cette destruction que vous avez faite à mon égard, ensuite de l'entière destruction que vous ferez de ma vie et du monde. Car, Seigneur, comme à l'instant de ma mort je me trouverai séparé du monde, dénué de toutes choses, seul en votre présence, pour répondre à votre justice de tous les mouvements de mon cœur, faites que je me considère en cette maladie comme en une espèce de mort, séparé du monde, dénué de tous les objets de mes attachements, seul en votre présence, pour implorer de votre miséricorde la conversion de mon cœur ; et qu'ainsi j'aie une extrême consolation de ce que vous m'envoyez maintenant une espèce de mort pour exercer votre miséricorde, avant que vous m'envoyiez effectivement la mort pour exercer votre jugement. Faites donc, ô mon Dieu, que comme vous avez prévenu ma mort, je prévienne la rigueur de votre sentence, et que je m'examine moimême avant votre jugement, pour trouver miséricorde en votre présence.

PENSÉES DIVERSES.

La conscience est le meilleur livre de morale que nous ayons : c'est celui qu'on doit consulter le plus.

« PreviousContinue »