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Tout cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour (5).

Enfin, par un fatal retour,
Son rival autour de la Poule
S'en revint faire le coquet.
Je laisse à penser quel caquet;

Car il eut des femmes en foule.

La fortune se plaît à faire de ces coups :
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous
Après le gain d'une bataille.

(Depuis La Fontaine). FRANÇAIS. Benserade, fab. 153. Fables en chansons, L. V. fab. 21. —LATINS. Desbillons, Liv. IX. f. 23. Le Beau, pag. 15. ITAL. Luig. Grillo, fav. 30.

OBSERVATIONS DIVERSES.

(1) Deux Coqs vivoient en paix, etc. Ce début a été ainsi copié plutôt qu'imité par St. Evremont, dans sa fable des Poules de Lesbos :

Deux Poules vivoient en paix,
L'une amante, l'autre aimée:
Ce qu'on n'eût deviné jamais,

Autre Poule survient, la guerre est allumée.

(@uv. div. T. V. p. 283.)

(2) Amour, tu perdis Troye! etc. Un des secrets de la poésie, pour agrandir les sujets qu'elle traite, est de les comparer d'autres plus relevés. L'intérêt que nous donnons à ces sortes de rapprochemens sera en proportion de la surprise qui l'excite, ou de la sensibilité qui le provoque : il est au comble, lorsque le poète a su mettre en œuvre ce double ressort. Ces divers caractères se retrouvent ici. Que l'Amour mette aux prises deux Oiseaux; cette idée n'a rien que de vulgaire qu'y a-t-il à cela d'étonnant? ne sait-on pas que l'Amour a plus d'une fois porté les feux de la guerre au sein des plus vastes empires? Et pour ca

citer un exemple à jamais mémorable, la ruine de Troye, et cette querelle envenimée où le sang des Dieux mêlé à celui des mortels, alla grossir les fleuves de l'Asie, n'ont-elles pas eu leur source dans les coupables amours de Pâris et d'Hélène ? Voyez quelle immense carrière le génie du poète a parcourue! Il ne s'agit plus d'une simple lutte entre deux Oiseaux: ce sont Achille et Hector; ce sont deux puissantes armées en présence; ce sont les Grecs et les Troyens, et l'Olympe qui s'est partagé avec eux. Querelle envenimée est la traduction fidelle du mot plein d'energie qui ouvre l'Iliade. Où du sang des Dieux même. Vénus blessée par Diomède. Il est vrai qu'Homère ne mèle point le sang de cette Déesse aux eaux du Xanthe Ce sang, à proprement parler, n'en étoit « ce n'est qu'une substance fluide, plus pure, en quelque sorte immatérielle.» La Fontaine use ici du privilège de la poésie naturellement byperbolique.

pas:

(3) Plus d'une Hélène au beau plumage. Le rapprochemment se suit d'une manière aussi juste que gracieuse. On a toujours sous les yeux un grand spectacle dont le reflet absorbe le tableau qui est à l'opposite; mais sans le faire disparoître. M. l'abbé Aubert a profité de cette image dans sa fable intitulée les Coqs. (L. III. f. 4.) (4) Pleura sa gloire et ses amours, etc. On se rappelle le combat des Taureaux dans les Georgiques;

Multa gemens ignominiam plagasque superbi

Victoris, tùm quos amisit inultus amores, etc.

(Georg. Liv. III. vers 226.)

Citons le morceau tout entier dans la traduction de M. l'abbé
Delisle :

Souvent même troublant l'empire des troupeaux,
Une Hélène au combat entraîne deux rivaux :
Tranquille, elle s'égare en un gras pâturage.
Ses superbes amans s'élancent pleins de rage...
Entr'eux point de traité : dans de lointains déserts
Le vaincu désolé va cacher ses revers,

Va pleurer d'un rival la victoire insolente,

...

La perte de sa gloire, et sur-tout d'une amante....
Mais l'Amour le poursuit jusqu'en ces lieux sauvages.
Là, dormant sur des rocs, nourri d'amers feuillages,

Furieux, il s'exerce à venger ses affronts:

De ses dards tortueux il attaque des troncs;

Son front combat les vents, son pied frappe la plaine,

Et sous ses bonds fougueux il fait voler l'arêne.

On voit que le traducteur est à La Fontaine, ce que lui-même est à Virgile.

(5) Tout cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour. L'élan du poète s'est soutenu jusques-là. Il eût dû s'arrêter après ce vers. Tout le reste me semble peu digne de La Fontaine.

FABL E XI V.

L'ingratitude et l'injustice des Hommes envers la Fortune.

(Avant La Fontaine). GRECS. Esope, fab. 82(*). — LATINS. Avien, fab. 12. Abstemius, fab. 198.

UN trafiquant sur mer par bonheur s'enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d'un voyage;
Gouffre, banc, ni rocher, n'exigea de péage
D'aucun de ses ballots : le Sort l'en affranchit.
Sur tous ses compagnons, Atropos et Neptune (1)
Recueillirent leur droit, tandis que la Fortune
Prenoit soin d'amener son marchand à bon port.
Facteurs, Associés, chacun lui fut fidelle.

(*) Ce n'est dans le fabuliste grec qu'un germe informe, auquel les écrivains d'après lui, ont donné la vie et les développemens. Au reste, l'aventure qu'on va lire est moins une fable qu'une anecdote vraie, dont les sociétés de Londres et de Paris s'occu pèrent un moment, La Fontaine mêla à ses apologues.

et que

Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle

Ce qu'il voulut, sa Porcelaine encor. Le luxe et la folie enflèrent son trésor :

Bref, il plut dans son escarcelle (2).

On ne parloit chez lui que par doubles ducats;
Et mon homme d'avoir chiens, chevaux et carrosses:
Ses jours de jeûne étoient des nocês.

Un sien ami, voyant ces somptueux repas,
Lui dit : Et d'où vient donc un si bon ordinaire?
-Et d'où me viendroit-il, que de mon savoir faire?
Je n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent
De risquer à propos, et bien placer l'argent (3).
Le profit lui semblant une fort douce chose,
Il risqua de nouveau le gain qu'il avoit fait :
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause.

Un vaisseau mal frété périt au premier vent.
Un autre, mal pourvu des armes nécessaires,
Fut enlevé par les corsaires:

Un troisième au port arrivant,

Rien n'eut cours ni débit. Le luxe et la folie
N'étoient plus tels qu'auparavant.

Enfin, ses Facteurs (4) le trompant,

Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie (5), Mis beaucoup en plaisirs, en bâtimens beaucoup 2 Il devint pauvre tout d'un coup.

Son ami le voyant en mauvais équipage,

Lui dit : D'où vient cela? - De la Fortune, hélas ! Consolez-vous, dit l'autre ; et s'il ne lui plaît pas Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage.

Je ne sais s'il crut ce conseil ;

Mais je sais que chacun impute, en cas pareil,
Son bonheur à son industrie:

Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au Sort.

Chose n'est ici plus commune :

Le bien, nous le faisons : le mal, c'est la Fortune. On a toujours raison : le Destin toujours tort (6).

(Depuis. La Fontaine). FRANÇAIS. Richer, L. XII. fab. 13. LATINS. Desbillons, L. II. fab. 38.

OBSERVATIONS DIVERSES.

(3) Atropos et Neptune. Atropos, une des trois Parques. Celle-ci coupe le fil de la vie. Neptune, Dieu de la mer. Tournure poétique, pour dire que les compagnons de ce commerçant moururent tous, et furent ensevelis dans les eaux de la mer.

(2) Escarcelle. Nous avons déjà rencontré ce mot. « De l'autre côté pendoit son escarcelle, dit le traducteur de Merlin Coccaie : ice le estoit pleine de deniers et de liards ». ( Hist. maccaron. L.'VII. p. 199.)

(3) De risquer à propos, et bien placer l'argent. Il seroit plus exact de dire : et de placer; mais la poésie doit avoir ses licences, comme elle a ses entraves.

(4) Ses Facteurs, ou commis, Terme technique.

(5) Chère lie. Ce n'est pas la première fois que ce vieux mot se rencontre ici. On lit dans Jean Dozzonville (Hist. de Louis II, duc de Bourbon): Vint le jour des Rois, où le duc de Bourbon feit grande feste et lye chère (chap. V. p. 17). Et dans Rabelais : A leur souper, pour faire chiere lye, cela feut faict (Pantagr. L. IV. ch.44).

(6) Cette fable un peu prolixe, se termine par deux vers pleins de sens et parfaitement rendus. On lit une pensée semblable dans le Fureteriana: « La Fortune est malheureuse; nous l'accusons de tous les mauvais succès, et nous ne lui savons pas gré des bons ». (Col. des Ana, T. I. Paris, 1789, p. 3.) Elle n'a point été inutile à Florian, pour la composition de sa fable Pan et la Fortune. (L. V. fab. 9.)

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