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OBSERVATIONS DIVERSES.

C'est parmi les gens de lettres une tradition commune, que celle de toutes les fables de La Fontaine que son auteur estimoit le plus, c'est la fable du Chene et du Roseau. Croiroit-on, d'après cela, qu'il puisse exister en ce genre quelque ouvrage plus beau et plus parfait? Oui, me répondoit un homme à qui la nature avoit accordé le précieux avantage d'unir la sagacité de l'esprit le plus fin, le plus délicat, à la plus étonnante érudition; oui, La Fontaine a quelque chose encore de plus achevé. — Eh! quoi donc ? Ses Animaux malades de la peste.

Nous ne prononcerons point entre La Fontaine et l'auteur d'Anacharsis. Il faut ou les droits du premier, ou l'autorité du second, pour avoir la confiance de juger entre tant de délicieuses compositions. Au moins pouvons-nous assurer que La Fontaine ne pouvoit être égalé ou surpassé que par lui-même : et quel poète que celui dont il faut douter encore, après avoir lu cette excellente production, si c'est bien là son chef-d'œuvre?

Supposons que ce même sujet se fût présenté à l'imagination d'Esope: voici à-peu-près comment il l'eût traité. La peste régnoit parmi les animaux. Le Lion les ayant convoqués, leur dit : le fléau qui nous accable est sans doute un châtiment du ciel, qui suppose un coupable et demande une victime. Qui se sentira criminel, se sacrifie; et pour cela, que chacun de nous confesse ses fautes. Les principaux d'entr'eux avoient accusé les plus énormes délits, lorsque l'Ane s'avança, et dit je me souviens d'avoir un jour dérobé dans un champ quelques poignées de foin; c'est peutêtre là le crime que les Dieux punissent par une contagion générale. Oui, s'écrièrent à-la-fois tous les animaux; voilà le coupable auteur de tous nos maux; et le malheureux Baudet fut mis à

mort.

:

Le récit d'Esope n'eût point manqué de ce sens profond qui le caracterise, et de cette précision qui ne connoît point de milieu entre le nécessaire et l'inutile. Phèdre fût venu après, qui, fortifiant l'expression du fabuliste grec par des accessoires délicats et gracieux, eût peint ses caractères, non par des descriptions étendues, mais par des images vives, par des discours directs et rapides, par des couleurs animées, brillantes ; et, au lieu d'une peinture

décharnée, il eût ajouté à ses charmantes études une miniature pleine de goût, de délicatesse et d'interêt.

Que le Phidias de l'apologue s'empare de ce même sujet; quel caractère imposant va s'imprimer à ses personnages! de combien de beautés nouvelles son génie fécond, inépuisable enrichira ce dessin qui, sous les pinceaux de Phèdre, aura, ce semble, acquis toute sa perfection! Tour-à-tour terrible et gracieux, pathétique et riant, fier et naïf, plaisant et grave, il entraînera notre admiration par la majesté de son ordonnance, l'intelligence des teintes et l'art profond des gradations, la finesse des traits, la magnificence et le naturel du coloris. Vous avez vu dans les monumens antiques, le fils de Japet versant la vie avec le feu du ciel dans le sein de sa statue, et la créant à l'existence; une masse d'argile est devenue sous les mains de Prométhée, la sublime, la céleste Pandore: La Fontaine a paru, et la fiction s'est réalisée.

Suivons, autant qu'il est en nous, le fil des méditations à travers lesquelles s'est composé le bel apologue dont il est question. Essayons de pénétrer en quelque sorte le secret de sa création, et ìci encore de surprendre la nature sur le fait.

La Fontaine veut mettre en action cette vérité d'expérience, que les hommes déterminent leurs arrêts sur la puissance ou le crédit, et non point sur la justice. L'apologue lui présente ses mensonges et ses acteurs. Les inventeurs du sujet, Pilpay, Philelphe et Raulin (*) les ont choisis. Voilà les animaux assemblés, et,

(*) PILPAY, le Corbeau, le Loup, le Renard, le Lion et le Chameau. Le Lion blessé grièvement à la suite d'un combat contre un Eléphant, ne peut aller chercher sa proie. Le Corbeau, le Loup et le Renard, ayant fait d'inutiles recherches pour lui procurer de la nourriture, complottent entr'eux de se défaire du Chameau; ils viennent, à défaut de toute autre proie, s'offrir au Lion, bien assurés d'être defendus les uns par les autres; lorsque le bon Cha❤ meau se présente à son tour, offre son corps et sa vie pour le salut du Monarque, et est pris au mot.

Le docteur JEAN RAULIN, moine de Cluny, né à Tours en :443, célèbre prédicateur de son temps, et l'un des principaux ornemens de l'Université de Paris. La fable de La Fontaine se lit toute entière dans son quatorzième Sermon de la Pénitence. Chez le prédicateur, l'Ane confesse trois péchés; le premier, d'avoir mangé du foin tombé des charrettes du voisin, le long des broussailles; là quoi le Lion répond: Manger le foin d'autrui, quel crime abominable! Le

à côté de ses chers animaux, La Fontaine, qui, l'œil fixe, Ie corps immobile, se livre tout entier à l'attente de l'inspiration. Tout-àcoup son génie s'échauffe: La Fontaine n'est plus là; il est dans chacun des acteurs qu'il met en scène; dans ce Lion, roi des animaux, président-né de leur conseil; dans ce Renard, dont les yeux pleins de vivacité et de finesse, portent l'empreinte de son caractère cauteleux et ardent ; il passera dans cet animal lourd et pesant, dont la nature n'a fait qu'une bête de somme, et l'injustice des humains, une victime.

Le premier objet qui a dû frapper sa pensée, c'est le motif même de leur convocation. Il faut délibérer sur les causes et les remèdes d'un fléau contagieux qui les afflige. Quels sont les sentimens et les aspects que ce fléau fait naître dans son ame ? C'est d'abord l'effroi. La nature dicte; La Fontaine écrit :

second, d'avoir fait ses ordures dans un champ de Moines; ce qui s'appelle profaner une terre sainte. Le troisième péché, qu'on eut bien de la peine à arracher de la conscience du coupable, dit le pieux orateur, c'étoit de s'être mis à braire parmi des Moines qui chantoient matines. Crime énorme ! s'écrie le Lion, que de troubler ainsi des chants sacrés par une discordance profane. Dans le fabuliste français, l'Ane est mis à mort, ce qui n'étonne point dans une législation de Loups et de Renards; ici, l'on se borne à lui faire subir une sévère discipline, et cela, ajoute l'auteur, pour de misérables peccadiles, tandis que leurs hautes puissances sont renvoyées absoutes, et mises en possession du fruit de leurs forfaits.

1

On trouve un fragment du sermon de Raulin, rapporté dans le Menagiana. (Voyez la Collect. des Ana. T. II. in-8°. Paris, 1789, page 70.

Dans PHILELPHE, le Loup, le Renard et l'Ane voyageant sur mer, sont surpris par une tempête. Pour conjurer la colère céleste, il faur une victime. Les deux animaux carnassiers s'accusent des fautes les plus graves; l'Ane confesse avoir volé un peu de froment, il est jeté à la mer.

Le fabliau de MARIAN, dans le Castoiement, parle d'un Roi turbulent et ambitieux, qui, craignant le mécontentement de ses sujets, convoque un Parlement des principaux Clercs et Laïcs de son royaume. Là, après s'être plaint de son malheur, qui le force à des guerres éternelles, et soupçonnant que cette calamité pourroit être une punition de ses péchés, il demande à ses Conseillers comment il pourra appaiser la colère du Tout-puissant. Les premiers qui opinent, bien loin de trouver rien de répréhensible dans la conduite dú tyran, n'y voient au contraire qu'un prince juste er humain dont ils louent sur-tout la foi et la dévotion, dans les mêmes termes que le Renard de la fable, apologiste du Lion. L'assemblée se sépare ainsi, etc.

Un mal qui répand la terreur.

L'imagination fortement empreinte de cette idée en est poursuivie, obsédée; l'expression s'en retrace encore sous sa plume. Nos grands poètes sont pleins de ces éloquentes répétitions: la suspension qu'elles produisent excite ce puissant intérêt qui naît de la curiosité.

Mal que le Ciel en sa fureur.

Quoi donc ! un tel fléau peut-il être parti du ciel ? N'est-ce pas plutôt dans les Enfers qu'en est la source? Non; le poète a vu l'enfer limité dans ses fureurs; l'Enfer n'agit que comme ministre. Le plus terrible des fléaux doit émaner de la toute - puissance du ciel, et du ciel irrité: c'est le iracunda fulmina d'Horace, dans les mains de son Jupiter.

Inventa pour punir les crimes de la terre.

A cette expression inventa, ne diroit-on pas que le ciel a tra vaillé long temps ce fléau avant de le lâcher contre la terre? On invente, dit l'abbé Girard, de nouvelles choses par la force de l'imagination (Synon. franç. p. 234). C'est le dernier effort des vengeances célestes. Pour punir les crimes de la terre. L'énigme est expliquée. Quels crimes ne suppose pas un tel châtiment ?

Mais quel est-il encore ce mal si affreux? La mémoire seule en est-elle donc si redoutable, que l'on n'ose pas même en proférer le nom? Oui; mais il le faut bien :

La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

Le voilà échappé. Admirez dans le poète ce sentiment vertueux et profond; il voudroit anéantir jusqu'au nom de ce fléau vengeur. C'est le vœu célèbre du président Christophe de Thou (et non, pour le dire en passant, du chancelier de l'Hôpital) sur la Saint Barthélemy.

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron.

Virgile appelle ce fleuve des enfers l'avare Achéron. Que de tributs il faut pour enrichir un avare! C'est vouloir combler un gouffre sans fond. La peste le fait, et le fait en un seul jour. L'histoire justifie le poète, et le lecteur sensible frissonne d'horreur. Faisoit aux animaux la guerre.

Ce vers, sous une apparence simple, présente une foule d'idées. Idée juste: Horace fait marcher les fièvres par escadrons febrium

cohors. Ainsi La Fontaine a pu donner à la peste un appareil guerrier. Idée grande. La guerre est elle-même un fléau. Qui ne se rappelle ici l'histoire de David? la guerre et la peste se combinent pour peser à-la-fois sur la terre sans défense contre ces terribles ennemis. Quelle image! Idée vaste et sublime. La guerre suppose un systême savant, un plan d'attaques suivies et diverses dont on ignore le dessein et le terme. Quel tableau ! Comme le présent est affreux ! l'avenir épouvantable! Ainsi Boileau a dit :

A qui la faim, la soif, par-tout faisoient la guerre.

La Fontaine et lui l'ont imité de Villon. Nous avons peu dans notre langue d'exposition aussi belle : c'est-là, comme on l'a dit de quelques odes de Pindare, un frontispice magnifique. L'abbé Batteux vante cette période pleine qui se soutient parfaitement d'un bout à l'autre. «L'oreille, ajoute-t-il, est occupée, l'esprit content, le cœur remué ». La chûte en est d'une majestueuse simplicité. Le poète, comme fatigué du spectacle qu'il vient de décrire, laisse mollement tomber ses pinceaux; mais quand il les aura repris, voyez avec quel feu, quelle richesse de coloris il va peindre les effets de la contagion qu'il vient de définir.

Ils ne mouroient pas tous ; mais tous étoient frappés.

La répétition du mot tous est une de ces beautés que l'on sent, l'on n'analyse pas. Malherbe a dit, en parlant d'Henri IV : Quand la rebellion plus qu'une hydre féconde,

et que

Auroit pour le combattre assemblé tout le monde,

Tout le monde assemblé s'enfuiroit devant lui.

Les premiers vers ont été forts et vigoureux; les suivans ne sont que tristes. C'est que les commotions vives produites par les scènes pathétiques tombent bientôt dans une mélancolie douce, quelquefois même voluptueuse. Le Poussin a des tableaux où l'on voit l'exemple de ces contrastes toujours sûrs de plaire. Ce qui suit en offre encore la preuve.

On n'en voyoit point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie.

Nul mets n'excitoit leur envie.

Tant le sentiment de la douleur absorbe celui des besoins les plus impérieux ! L'immortel auteur des Georgiques a peint aussi les animaux livrés à une semblable calamité. Ce sont les mêmes

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