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FABLE III.

Du Thesauriseur et du Singe.

UN homme accumuloit. On sait que cette erreur

Va souvent jusqu'à la fureur.

Celui-ci ne songeoit que ducats et pistoles.
Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu'ils sont frivoles.
Pour sûreté de son trésor,

Notre Avare habitoit un lieu dont Amphytrite
Défendoit aux voleurs de toutes parts l'abord.
Là, d'une volupté, selon moi, fort petite,
Et selon lui fort grande, il entassoit toujours.
Il passoit les nuits et les jours

A compter, calculer, supputer sans relâche,
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche,
Car il trouvoit toujours du mécompte à son fait.
Un gros Singe plus sage, à mon sens, que son Maître,
Jettoit quelques Doublons toujours par la fenêtre,
Et rendoit le compte imparfait.

La chambre bien cadenacée

Permettoit de laisser l'argent sur le comptoir.
Un beau jour Dom Bertrand se mit dans la pensée
D'en faire un sacrifice au liquide manoir (1).

Quant à moi (2), lorsque je compare
Les plaisirs de ce Singe à ceux de cet Avare,
Je ne sais bonnement auquel donner le prix.
Dom Bertrand gagneroit près de certains esprits:

Les raisons en seroient trop longues à déduire.

Un jour dont l'animal, qui ne songeoit qu'à nuire,
Détachoit du monceau tantôt quelque Doublon (3),
Un Jacobus, un Ducaton,

Et puis quelque Noble à la Rose,
Eprouvoit son adresse et sa force à jeter
Ces morceaux de métal qui se font souhaiter
Par les humains, sur toute chose.
S'il n'avoit entendu son Compteur à la fin
Mettre la clef dans la serrure,

Les Ducats auroient tous pris le même chemin;
Et couru la même aventure.

Il les auroit fait tous voler jusqu'au dernier
Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.

Dieu veuille préserver maint et maint Financier (4)
Qui n'en fait pas meilleur usage!

(Depuis La Fontaine ). FRANÇAIS. Richer, Liv. X. fab. 1. Fables en chansons, L. IV. fab. 36. Anonyme, dans le Fablier de la Jeunesse, par Bérenger, Liv. II. fab. 11. - LATINS. Le Beau, Carmina, pag. 56. Desbillons, L. X. fab. 30.

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OBSERVATIONS DIVERSES.

(1) Au liquide manoir. A la mer. Ce mot ne s'est conservé que dans la poésie, pour désigner des objets odieux. Habert ( Temple de la Mort):

Et cet obscur manoir,

Et ses funestes murs entourés de drap noir.

(2) Quant à moi, lorsque je compare, Le poète paroît oublier quelquefois une des qualités les plus essentielles de l'apologue, qui est d'être court. Dans cette fable les réflexions sont trop fréquentes; le poète se montre autant que ses acteurs. Esope et Phèdre n'ont

point ce défaut. C'est peut-être là ce qui fonde la préférence injuste sans doute, que les étrangers donnent à l'apologue grec et latin sur le nôtre.

(3) Quelque Doublon. Doublon, double pistole, monnoic d'Espagne. Jacobus. Monnoie d'Angleterre, ainsi nommée du roi Jacques, qui la fit frapper. Noble à la rose, Monnoie anglaise qui a eu cours en France. On la nommoit ainsi, soit à cause de l'excellence de l'or dont elle étoit faite, soit à cause des roses blanche et rouge des maisons de Lancastre et d'Yorck. On lit dans une pièce de vers de mademoiselle Bernard:

Quand il seroit du temps des premiers Jacobus,

Des Nobles à la rose et des vieux Carolus.

(4) Maint et maint Financier. Ménage fait venir maint de bien loin, de multùm. Je ne lui sais actuellement point d'autre origine.

(Barbazan, Glossaire P. 228.)

Cette fable et la précédente n'ont guères que le mérite d'être très-agréablement contées. Mais ce mérite est devenu si rare!

FABLE I V.

Les deux Chèvres.

Dis que les Chèvres ont brouté (1),
Certain esprit de liberté

Leur fait chercher fortune: elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage

Les moins fréquentés des humains.

Là, s'il est quelque lieu sans route et sans chemins, Un rocher (2), quelque mont pendant en précipices, C'est où ces dames vont promener leurs caprices : Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.

Deux Chèvres donc s'émancipant,

Toutes deux ayant patte blanche (3); Quittèrent les bas prés, chacune de sa part: L'une vers l'autre alloit pour quelque bon hasard. Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche. Deux Belettes à peine auroient passé de front Sur ce pont (4):

D'ailleurs, l'onde rapide et le ruisseau profond
Devoient faire trembler de peur ces Amazones (5).
Malgré tant de dangers, l'une de ces personnes
Pose un pié sur la planche, et l'autre en fit autant.
Je m'imagine voir, avec Louis le Grand (6),
Philippe Quatre qui s'avance

Dans l'Isle de la Conférence.
Ainsi s'avançoient pas à pas,
Nez à nez nos Aventurières,

Qui toutes deux étant fort fières,
Vers le milieu du pont ne se voulurent pas
L'une à l'autre céder. Elles avoient la gloire

De compter dans leur race, [à ce que
dit l'histoire],
L'une, certaine Chèvre au mérite sans pair,
Dont Polyphême fit présent à Galatée (7);
Et l'autre, la Chèvre Amalthée (8),
Par qui fut nourri Jupiter.

Faute de reculer, leur chûte fut commune :

Toutes deux tombèrent dans l'eau.

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(Depuis La Fontaine ). FRANÇAIS. Fables en chansons, L. L

fab. 3.

OBSERVATIONS DIVERSE S.

(1) Dès que les Chèvres, etc. L'exposition de cette fable n'a pas la briéveté ordinaire aux débuts de nos apologues. Cette différence empêche la monotonie, et prouve la richesse du talent; l'agrément répandu dans la description, fait qu'il n'y a ni vide ni langueur, et remplace la briéveté par la précision. Il n'y a de long que ce qui est de trop.

(2) Un rocher, quelque mont pendant en précipices. Imité de Virgile, si toutefois il n'est inspiré par le même génie qui traça ce vers:

Dumosâ pendere procul de rupe videbo.

(3) Toutes deux ayant patte blanche. Parce que ce sont deux Chèvres de qualité, qui ne ressemblent pas aux Chèvres du

commun.

(4) Sur ce pont. L'exiguité du vers peint à merveille la petitesse du local.

(5) Ces Amazones. Femmes célèbres dans l'antique Mythologie et dans les romans de quelques Voyageurs modernes, pour leur humeur guerrière. Ce nom appliqué à des Chèvres rend la comparaison piquante.

(6) Je m'imagine voir, avec Louis-le-Grand, etc. M. Marmontel cite ce trait dans sa Poétique. Et qui n'admireroit comme lui la pompe et la finesse de cette allusion?

(7) Dont Polypheme fit présent à Galathée. Dans l'Idylle XI de Théocrite: « Pour toi j'élève onze Faons dont un collier est la parure.» (Lisez μavvoQopsø au lieu de aμvo❤opso. Il seroit absurde de dire que de jeunes Faons ont des petits.)

(8) Et l'autre, la Chèvre Amalthée. Cybèle ayant dérobé Jupiter à la voracité de son père Saturne, le confia à ses prêtres, qui lui donnèrent pour nourrice la Chèvre Amalthée, depuis transportée au Ciel, et placée parmi les astres, en reconnoissance des services. rendus par elle à l'enfance du Dieu.

Cette descendance prétendue est un ridicule jeté, tant sur ces fastueuses généalogies dont se vantent la plupart de nos grands Seigneurs, que sur ces chimériques préférences qui feroient pitié, si les calamités qu'elles ont plus d'une fois entraînées s'étoient bornées à leurs ridicules prétendans.

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