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entrâmes dans le soto par un petit chemin tournant taillé dans le roc et fermé d'une barrière, nous vîmes courir devant nous, au bruit des sonnettes de l'attelage, je ne sais combien de troupeaux de lapins. On n'a pas besoin, en effet, de les lever un à un de leur gîte, car ils sont occupés tout le jour à brouter l'herbe à mesure qu'elle pousse. L'on n'apercevait dans toutes les directions que de longues oreilles grises et de petites queues blanches, qui s'en allaient sautillant, frétillant, comme la gent trotte-menu devant Rominagrobis, avant de disparaître dans les immenses souterrains dont le sol est partout miné et contre-miné. Si quelque bon père de famille, un peu chargé d'enfants et d'embonpoint, voulait faire une chasse aussi productive que peu fatigante, il n'aurait qu'à se poster en sentinelle devant les bouches des terriers. Ramenés à la lumière du jour par l'ennui et par la faim, les lapins reparaissent bien vite au bord de leurs trous. Mais cette tuerie serait trop facile, trop commode et trop sûre pour être agréable. C'est à la chasse surtout qu'il n'y a point de plaisir sans peine. Un roi dans ses tirés me semble un boucher dans une basse-cour, s'animant au carnage des poulets, canards et dindons,

Et leur coupant les cous à coups de coutelas.

Ainsi donc, séparés en tirailleurs, nous con

mençâmes à marcher devant nous, d'abord en ligne et avec un peu d'ordre, puis bientôt isolés et chacun à sa fantaisie. Nous avions pris pour carnassière une espèce de sac de soldat, attaché par des courroies sur les deux épaules. Chacun le portait à son tour, et, quand il était plein, on allait en verser le contenu dans un sac à blé qu'un des gardes traînait sur nos derrières.

Après deux ou trois heures de chasse et deux ou trois transversements du petit sac dans le grand, je me trouvais avoir celui-là sur le dos, à demi rempli déjà par une quinzaine de lapins. Il était tombé une petite averse qui rendait les pelouses humides et glissantes. En ce moment, sur un terrain en pente, part un lapin devant moi. Je le tire; il roule à mon coup, mais continue pourtant à faire quelques bonds, deçà, delà, en tournant sur lui-même. Un chien l'eût pris et rapporté. J'essaye de le saisir, et, voyant qu'il glissait toujours entre mes doigts, je m'élance pour lui jeter la main jusque sur les oreilles. Mon pied glisse au milieu de ce mouvement, et, de l'effort en sens contraire, je me désarticule un genou. Je tombai par terre, souffrant de cruelles douleurs ; il m'était impossible de faire un pas ni même de me remettre debout. En vain j'appelais à mon aide tous mes camarades et tous les saints du paradis; l'écho seul des rochers répondait à mes cris désespérés

par ses cris ironiques. J'attendis longtemps, seul avec ma douleur, comme Philoctète dans l'île de Lemnos. Pas dix ans toutefois : lorsqu'à l'heure du dîner mes camarades vinrent s'asseoir en rond autour d'une gamelle de lard et de pois chiches, s'apercevant de mon absence, ils dépêchèrent les gardes dans toutes les directions. L'un d'eux me trouva gisant par terre, le genou gros comme la tête. Il fallut amener jusqu'à moi la berline séculaire, et je dus passer la nuit dans une cabane de garde, sur un matelas rembourré de paille de maïs. De retour à Madrid, le lendemain, je fus condamné aux sangsues, aux douches d'aromates, au repos absolu, et je boitais encore en partant pour Grenade deux mois après.

Pendant que j'étais étendu sur mon canapé de crin, la jambe en l'air à la façon d'un vieillard podagre, on m'apporta des licences pour chasser le daim, le cerf, le sanglier dans les bois d'Aranjuez et du Pardo. « Hélas! hélas! m'écriai-je en portant un regard douloureux de mon genou sur mon fusil, impotents tous deux et l'un par l'autre ; il est donc vrai, comme le dit Sancho Panza dans sa profonde sagesse, que Dieu envoie des amandes à qui n'a plus de dents! >>

EN ANGLETERRE'.

(1841)

Pour aller de Paris à Londres, la distance est si courte et les facilités si grandes, que le mot de voyage, appliqué à cette promenade d'un jour ou d'une nuit, est trop ambitieux pour n'être pas impropre. Si donc je dis que j'ai fait plusieurs voyages en Angleterre, c'est faute d'un autre terme, et qu'on me le pardonne. D'habitude, c'était

1. Je prie le lecteur de se rappeler que ces récits de chasse ne seraient point supportables s'ils n'étaient assaisonnés d'une critique de mœurs, et que je puis, plus qu'en un livre sérieux, la porter ici jusqu'à la plaisanterie railleuse. Comme elle est la même pour tous les pays, c'est-à-dire dans tous les chapitres, l'un fait pardonner à l'autre, et cette plaisanterie, fort innocente en ellemême, le devient ainsi davantage, parce qu'elle n'a ni préférence ni rancune. Que les Anglais, à qui je porte tant d'affection et de respect, et pour qui mon affection et mon intérêt s'accroissent chaque année, m'excusent donc, car si j'avais raconté des chasses en France, certes je n'aurais pas laissé dans l'écritoire les nombreuses moqueries que nos mœurs et nos usages peuvent inspirer à la plume d'un étranger.

entre le printemps et l'été, pendant les mois où, partout ailleurs, on quitte la ville pour la campagne, tandis que les Anglais, toujours excentriques et seuls de leur espèce, quittent la campagne pour la ville. Aussi les gens de bon ton, les fashionables, nomment-ils ces mois la saison, comme les chrétiens disent la Bible (le livre), ou les musulmans le Coran (la lecture). Une seule fois, grâce au grand festival annuel de musique que chaque province donne à son tour, et qui se tenait cette année-là dans la vieille cité de Glocester, je me suis trouvé de l'autre côté du détroit à l'époque où l'on peut faire usage d'une arme à feu; et, dans cette seule fois, j'ai fait une seule chasse. Encorc n'était-ce pas une de ces chasses nationales et caractéristiques, un de ces fameux fox-huntings, où tous les noblemen et gentlemen d'un district, réunis en habits rouges, en casquettes noires et en bottes à retroussis, avec le couteau de chasse pendu au côté, se lancent au galop à la queue d'une meute de cinquante chiens d'entreprise, sautant à son de trompe les haies, les fossés et les rivières, pour donner aux habitants de la contrée le spectacle d'un vrai steeple-chase, sous prétexte de forcer un renard; où le petit nombre d'adroits et heureux cavaliers qui arrivent jusqu'à l'hallali comptent les chasseurs et les chiens présents, pour aller ensuite ramasser les blessés de la première catégoric

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