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milliers de personnes sont frappées à la fois, et, rendu féroce par la peur, ne sachant à qui se prendre du fléau qui le décime, le peuple se rue sur les couvents, et ces mêmes moines auxquels, dix ans plus tôt, il eût demandé des prières, il les assassine comme des empoisonneurs publics. Je fus aussi frappé, non par le poignard, mais par la maladie. Je vis périr autour de moi toute la famille où j'avais pris mon gîte, et qui me comblait des soins les plus attentifs. Mourant moimême au milieu des cadavres, dans la solitude et l'abandon, je dus la vie à l'amitié du plus généreux des hommes, M. George Villiers (depuis lord Clarendon), alors ministre d'Angleterre à Madrid, qui me fit apporter dans son hôtel et m'y traita comme un frère, moi qu'il connaissait à peine et qui n'étais pas même son compatriote. Enfin, je regagnai la France, au milieu d'aventures étranges et périlleuses, dont le récit serait assurément la plus intéressante partie de ce chapitre, s'il avait le droit d'y prendre place, et que j'ajouterai plus loin à mes souvenirs de chasseur. Mais, pour ce voyage, adieu la chasse avec la politique 1.

A mon retour en Espagne, dans l'année 1842, politique et chasse se présentaient sous l'aspect le plus attrayant. La révolution était triomphante;

1. Voyez l'appendice.

elle avait expulsé les moines de leurs capucinières, don Carlos de la Navarre, et la reine mère du pouvoir souverain. Espartero était régent du royaume; Argüellès, tuteur de la jeune reine; Olozaga, président des cortès. Connu de tous les hommes principaux du parti victorieux pour avoir rendu quelques services à leur cause, j'étais sûr de recevoir d'eux un accueil courtois et presque reconnaissant. Les douaniers d'Irun, en lisant mon nom sur le passe-port de l'ambassade espagnole, avaient laissé passer mon fusil français, malgré la prohibition formelle des tarifs; je pouvais donc compter qu'à Madrid on lui ouvrirait l'accès des domaines de la couronne et de l'État.

Pendant que mes amis demandaient pour moi les permissions nécessaires, d'autres m'offrirent, pour me faire la main et prendre patience, une chasse aux lapins dans un soto voisin de Madrid. J'acceptai de grand cœur, sachant bien qu'à la façon dont l'esprit de l'homme est tourné, lui qui veut toujours monter et qui doit toucher au faîte avant qu'il aspire à descendre, les lapins me seraient fort agréables après le souvenir des cailles, et fort indifférent peut-être dès que j'aurais goûté aux sangliers et aux chevreuils. Il faut en tout de la progression. Nous partîmes donc, par une belle matinée de mai, trois ou quatre compagnons entassés dans une berline du temps de Philippe V,

encore dorée sur tranches. Elle se composait d'une espèce de coffre étroit et bas, où, sans chapeau, nous étions obligés de baisser la tête; ledit coffre, posé sur deux brancards longs, droits et carrés, qui ressemblaient à des poutres de maison, posés eux-mêmes sur deux paires de roues égales, qui couraient l'une après l'autre à trois toises de distance. Cet antique wagon avait pour locomotive un tiro de six mules bien empanachées, bien chargées de sonnettes; leur grave mayoral, perché sur le siége, menait l'attelage du timon, tandis qu'un jeune zagal, chaussé d'espardilles, couraient entre les deux mules du devant, pendu par les deux mains à leurs brides.

En Espagne, on appelle soto un endroit sans culture, abandonné aux buissons et aux ronces, qui ne peut servir qu'à la pâture du bétail et à la chasse. Celui-ci, nommé soto del Piul, est situé à trois ou quatre lieues de Madrid, sur la route de Valence. La chasse en était louée par la succession du marquis de.... à quelques associés, et j'appris avec une surprise extrême qu'ils la payaient 24 000 réaux par an 1. Mais je fus bientôt rassuré par mes compagnons sur l'emploi de cette grosse somme, et je vis qu'ils étaient plutôt de sages spéculateurs que des prodigues écervelés. Outre le plaisir

1. Plus de 6000 francs.

de la chasse, me dirent-ils, que nous prenons tant qu'il nous plaît, et tout le long de l'année, nous chargeons des gens de service de faire, chaque quinzaine, une pêche aux lapins dans des bourses en filet qu'on tend aux bouches des terriers. Nous en vendons ainsi sur le marché de Madrid environ 25 000 paran, au prix de deux réaux pièce. Vous voyez que l'affaire est bonne, et que notre poudre ne nous coûte rien. » J'appris ensuite que, dans le parc de la Casa de Campo, domaine royal qui touche aux portes de Madrid, l'on ne prend pas moins de 40 000 lapins par an, qui vont aussi sur le marché. Je ne m'étonnai plus, dès lors, d'avoir vu, dans la collection de Florez, une médaille romaine du temps d'Adrien, où l'Espagne est représentée avec un lapin à ses pieds; je ne m'étonnai plus que les Romains, après avoir donné, sous César, à une légion gauloise le nom de légion d'alouettes (vocabulo gallico alauda appellabatur), eussentappelé l'Espagne Hispania cuniculosa, c'est-àdire, comme traduirait Montaigne, féconde en conils. Ce soto del Piul était merveilleusement situé et conformé pour devenir une réserve de chasse. La nature avait pris la peine de l'enclore mieux qu'avec des haies, des fossés et des murs. Une longue rangée de hauts rochers à pic, formant comme un pan de lá muraille de la Chine, défendait l'un des côtés, celui qu'on pourrait appeler la corde de

l'arc, tandis qu'une petite rivière, le Xarama, beaucoup mieux fournie d'eau que le sablonneux Manzanarès, baignant le pied de ces rochers à l'un et à l'autre bout du soto, l'enfermait tout entier dans le demi-cercle tracé par la courbe de son lit. C'est entre cette rivière et ces rochers escarpés, au milieu de broussailles incultes et de pelouses sans cesse tondues et dévorées par leurs dents, que vivait emprisonnée cette innombrable population de lapins. Ils y avaient des ennemis de toute sorte: outre les filets des pêcheurs de chaque quinzaine et les fusils des chasseurs de chaque jour, une armée d'oiseaux de proie leur faisait une guerre de chaque heure. Le jour de notre chasse, un hardi paysan s'aventura, soutenu par des cordes, dans quelques fentes de rochers, y prit deux aires d'aigles, et nous rapporta einq petits aiglons, qui, le bec ouvert, nous demandaient à grands cris du lapin. Et, pourtant, plus prolifique que la race de Sem, Cham et Japhet, cette race pullule en telle abondance, que les herbes, les feuilles, les branches et les troncs d'arbres ne peuvent suffire à sa nourriture, et que chaque jour des bandes d'émigrants, chassés par la famine, passent l'eau à la nage pour aller chercher de quoi vivre dans les vignes d'Arganda. Nous n'avions point emmené de chiens, plus embarrassants, m'avait-on dit, qu'utiles à cette chasse: grave hérésie que j'ai payée cher. Dès que nous

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