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davantage dans leurs plaisirs et dans leurs réserves de la bouche. Cette année, la chasse des faisans n'étant pas ouverte encore, nous devions nous contenter de perdrix et de lièvres; mais on les comptait aussi chaque jour par centaines; et je suis bien certain d'avoir tué plus de perdrix, dans telle promenade de quatre heures, entre le déjeuner et le dîner, que n'en tueront, dans toute leur année, les trois quarts des chasseurs de France.

C'est trop là-bas, si c'est trop peu ici. J'aime mieux moins de gibier, avec plus de peine, plus d'efforts et surtout plus de liberté; j'aime mieux aussi, dût-il nuire au lieu d'être utile, un chien qui m'aide, qui m'occupe, qui m'accompagne. Ces curieuses boucheries ont assurément un bon côté, outre l'énorme provision qu'on en rapporte pour tous les amis et voisins, pour tous les marchés des environs; c'est un parfait exercice d'adresse où l'on peut étudier à loisir tous les genres de coup possibles, où l'on doit contracter bientôt un imperturbable sangfroid et la sûre adresse qu'il donne. Mais aussi ne court-on pas risque, avec de si faciles succès, de prendre en pitié toutes les autres chasses, de perdre peu à peu cette sauce piquante de tous les plaisirs qui se nomme l'émotion, de tomber enfin rapidement au triste sort de chasseur blasé ?

Cette réflexion me remet en mémoire une petite anecdote que l'on m'a contée là même où elle ve

nait si bien à point, et qui ne sera déplacée nulle part. La voici : sir Robert Peel n'était pas moins bon chasseur que grand économiste, et tous les loisirs que lui laissaient les affaires publiques, il les donnait, se rappelant les conseils de Buffon, à son exercice favori. Un jour, il chassait en grande compagnie dans le nord de l'Irlande; le curé de la paroisse catholique s'était mêlé, par passe-temps, aux batteurs qui, pour pousser toujours le gibier en avant, ferment à droite et à gauche la ligne des chasseurs. Quand vint l'heure du luncheon (du goûter en plein air), le ministre de l'État s'adressa au ministre du culte, et, le voyant un simple bâton à la main, lui demanda s'il n'avait jamais chassé de sa vie.

« Au contraire, répondit le curé, j'ai chassé beaucoup. Mais le goût m'en a passé.

- Je croyais que ce goût durait toujours. Depuis quand ne chassez-vous plus ?

fusil.

Depuis que je ne manque plus un coup de

A cette réponse, sir Robert Peel fit un geste des coins de la bouche qui semblait dire: Je vois qu'il y a des Gascons jusque dans le comté de Tyrone. Le curé comprit sa grimace. « Vous doutez, reprit-il, vous croyez que je mens. Voulez-vous m'accorder l'épreuve? »

Il prend aussitôt l'un des fusils de sir Robert, sc

met en marche à son côté, tire une douzaine de coups, abat autant de pièces; et, lui rendant l'arme meurtrière : « Vous voyez, dit-il, que j'avais dit vrai. C'est depuis que je ne manque plus que je n'aime plus la chasse. »

Le curé irlandais avait bien raison. Un joueur qui gagnerait toujours perdrait bientôt le goût du jeu ; et certainement à la chasse l'émotion, qui fait manquer souvent, vaut mieux mille fois que l'extrême sang-froid qui frappe toujours à coup sûr, mais sans plaisir et sans passion. Cette histoire, que sir Robert Peel aimait à raconter lui-même, et de qui la teņait mon hôte, pourra servir à consoler dans leurs disgrâces beaucoup de mes confrères qui sont loin d'être arrivés à la désespérante perfection de ce prêtre. Ils y trouveront peut-être une raison de bénir leur maladresse, un moyen de repousser victorieusement les quolibets qui leur sont tirés. Cependant je leur souhaite de rencontrer en France quelques occasions d'étude et de pratique, comme il s'en trouve abondamment dans l'Écosse et l'Angleterre; mais ce souhait de bonne âme chrétienne en faveur du prochain, je le fais, hélas ! avec plus de charité que d'espérance et de foi.

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EN FRANCE.

Paris, le 12 février 1856.

A Monsieur le directeur de L'ILLUSTRATION.

Mon cher ami,

Vous avez accueilli naguère des histoires de chasse que je vous racontais au retour de mes expéditions à l'étranger, en Allemagne, en Russie, en Écosse. Je viens vous demander encore une fois l'hospitalité. Je voudrais appeler l'attention de mes confrères les chasseurs, non plus sur le récit de mes aventures, mais sur leurs propres intérêts, et leur parler, non de ce qui se fait hors de notre pays, mais de ce qui devrait se faire en France. On dit que l'administration publique, justement inquiète du dépeuplement croissant, rapide et bientôt complet de nos forêts et de nos campagnes, s'occupe à remanier la loi du 3 mai 1844 sur la police de la chasse, loi dont l'insuffisance n'est que trop

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