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l'œil pouvait discerner. On peut se faire une idée de leur aspect et de la manière dont s'empilent ces fourmilières immondes en voyant pendant l'été certains essaims de mouches en certains endroits que Vespasien frappa d'impôts. C'est assez vous dire. Pouah! peor es menearlo.... Après mes exclamations de surprise, le complaisant gachupino me donna l'explication que je lui avais demandée.

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Chaque année, me dit-il, à pareille époque, «< ces myriades de mouches, attirées sans doute par l'appât des immondices de la cité, que les eaux des « lacs déposent sur leurs bords, viennent s'entasser, «< comme vous voyez, au point de former en quelque a sorte le sol même des lacs. Ces mouches attirent à « leur tour d'innombrables nuées de canards sauvages qui les dévorent gloutonnement; et, si vous fussiez venu il y a une heure, cette tranquille et << claire nappe d'eau vous eût paru comme noircie et

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agitée par des bancs de plantes aquatiques. A leur « tour aussi, ces canards attirent l'homme, ce grand " et universel dévorateur, duquel provenait l'appât qui avait attiré les mouches; et tel est, en tout et partout, le fatal circulus où le créateur a enfermé << la création. Bref, il était juste que la ville de Mexico, ayant fourni la première mise de cette opération circulaire, en retirât les bénéfices. Elle afferme la « chasse des canards sur les lacs; et je suis, jusqu'à « nouvelle révolution, le fermier de cette chasse.

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« Comme mes prédécesseurs ont fait, et comme fe«ront mes successeurs, j'ai dressé là trois batteries « de canon, qui font feu chaque jour, le matin et le « soir. On les charge avec des poignées de grains de plomb et de fonte. Chaque batterie, disposée en « éventail pour mieux étendre le coup, s'allume avec « une seule mèche. La plus basse frappe les canards « sur l'eau, la seconde lorsqu'ils prennent leur vol au << bruit de la première, la troisième lorsqu'ils achè« vent de s'élever en droite ligne pour fuir à tire« d'aile. Les distances, les hauteurs, les intervalles, « tout est mesuré et calculé d'avance, de façon que a les coups portent toujours avec plein succès. Vous << voyez dans ces bateaux le produit d'une décharge. « C'est admirable, inouï, prodigieux! lui dis-je. « — Oui, à l'œil, » reprit tristement le fermier de chasse en hochant la tête; « mais dans la poche.... Figurez-vous que je vends ces canards à deux ou << trois cuartos la paire; » et le cuarto, ajouta l'historien entre parenthèses, ne vaut pas un sou de France; << c'est peu dans le pays des piastres, et il me faut vendre bien des milliers de paires pour payer mon << fermage à l'ayuntamiento. Les mouches rampantes, « que vous avez bien fait de regarder d'un peu loin, exhalent une puanteur nauséabonde, produite peut« être par le genre de nourriture qu'elles trouvent << sur le bord des lacs. Les canards qui s'en repais

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sent contractent le goût des mouches, et leur chair

« n'est pas seulement coriace, mais infecte. Aussi n'y a-t-il guère que les Indiens qui soient capables de

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terminer le circulus dont nous parlions tout à « l'heure, en mangeant à leur tour les canards. Pour << chasser l'odeur des mouches dont cette chair est imprégnée, ils en font d'abominables ragoûts au poivre long, qu'ils appellent chilé dans leur patois, << et ils arrosent cette ambroisie d'un nectar à l'ave« nant, de leur chère liqueur de pulqué, dont le moindre défaut est de sentir l'œuf punais. Je me « suis fait pourvoyeur de ces festins, pour vivre. » Cela dit, le gachupino monta sur une barque, fit signe à ses rameurs, et ils poussèrent du côté de la ville leur odoriférante boucherie. »

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Le Saint-Suaire se tut.

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Quelle étonnante chasse! dit le Parisien sortant de sa stupeur.

-Plus singulière, en effet, que celle des marais Pontins, dit Falstaff.

Et même que le badinage en Bourgogne, ajoutai-je. Mais où ne trouve-t-on pas des choses singulières? Qui a beaucoup vu s'étonne peu. Aussi, de toutes ces chasses que nous avons contées, et de cent autres aventures qui causent la surprise, l'effroi, l'admiration, je dis froidement avec le proverbe espagnol : « Chacun a sa manière de tuer les puces. »

Sur cette profonde réflexion philosophique em

pruntée à mon ami Sancho Panza, notre conversation finit en même temps que le déjeuner; et laissant le souvenir importun des marais Pontins, de la Albufera et du lac Xochimilco, chacun de nous se remit bravement à quêter le perdreau dans les lisières marécageuses des étangs de Saclé.

EN ÉCOSSE.

(1855)

Courtavenel, près Rozay (Seine-et-Marne), le 25 septembre 1855.

A Monsieur le directeur du JOURNAL POUR TOUS.

Vous me demandez, mon cher ami, d'ajouter un chapitre à mes Souvenirs de Chasse, trouvant le moment opportun pour l'offrir à vos innombrables lecteurs. Hélas! vous n'avez que trop raison de rappeler ce titre, et vous m'ordonnez, comme la reine de Carthage, de renouveler mes douleurs. Lorsqu'on a quitté les terres promises qui se nommen l'Écosse et l'Angleterre; lorsqu'on revient sur notre terre de France, si vide et si désolée, si dénuée de tout gibier de l'air, de la terre et des eaux, que voulez-vous qu'on ait de plus que des souvenirs? Je reviens, en effet, d'Écosse et d'Angleterre, où je

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