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arrêt, le vingtième peut-être en un quart d'heure. Une caille part. je la tire. Au bruit de mon coup répond un bruit épouvantable, un cri sourd, profond, inarticulé, mais fort et terrible. Bientôt je sens trembler la terre sous mes pieds, je vois s'entr'ouvrir en craquant les tiges serrées du maïs, et à dix pas de moi paraît un taureau furieux que, sans le voir, j'ai blessé de mon petit plomb. Il s'arrête pourtant à ma vue, tant le seul regard de l'homme impose à tous les animaux. Mais il baisse en mugissant ses deux cornes menaçantes qui me semblaient chacune longue et pointue comme la rapière du Cid; il bat de sa queue ses flancs qui rctentissent, et de ses larges pieds fourchus creuse la terre qu'il lance au loin en nuages de poussière. Un instinct rapide et sûr m'avait fait comprendre que la fuite était impossible et périlleuse. J'étais demeuré ferme à ma place, tenant en joue l'animal rageur et prêt à lui lâcher mon second coup dans les yeux. Mais, soit que sa colère s'apaisât avec la douleur, soit que mon attitude résolue lui fit faire de sages réflexions, toujours est-il qu'après avoir bien mugi, bien creusé son fossé et bien battu le tambour sur son ventre, tout à coup il me tourna le dos et s'en alla, précisément comme le bravache du sonnet de Cervantès: fuése y no hubo nada. Ainsi finit, sans avoir commencé, notre mémorable bataille. Tandis que je m'ap

prêtais, suivant la coutume antique, à dresser un trophée sur la place d'où avait fui l'ennemi, je m'entendis appeler. C'était M. L.... qui me suivait au bruit de la fusillade. « Que diable faites-vous ? me dit-il en m'abordant; chasser encore à neuf heures du matin! vous voulez donc attraper un tabardillo ! »

Pour rejoindre nos compagnons, qui avaient pris les devants, nous remontions, tout en continuant de tirailler, les bords du Guadalquivir, gagnant ainsi le pied de la colline où fut jadis Italica. J'allais en avant, et je rencontrai bientôt un grand troupeau de bêtes à cornes, lesquelles, à ma vue, se placèrent toutes sur un rang, comme des soldats à l'appel. Serrées les unes contre les autres, et tournant la tête de mon côté, elles appuyaient à la rive même du fleuve ce bel ordre de bataille. N'ayant jamais vu que des troupeaux de vaches inoffensives, et pensant, malgré ma récente aventure, qu'on faisait brouter le peu d'herbe qui se trouve dans le peu de prairies que possède l'Espagne par ces bonnes bêtes qui donnent le lait, le beurre et le fromage, j'allais innocemment à leur rencontre, prêt à passer au milieu d'elles. Mon chien cependant faisait des façons, et restait à distance. Tout à coup un homme à cheval accourt

1. Coup de soleil suivi d'un coup de sang.

à moi de tout le galop de sa monture, brandissant une grande lance qu'il tenait à la main: Toros ! son toros! criait-il du plus loin que sa voix pouvait se faire entendre. C'étaient des taureaux, en effet, qui me barraient le passage, et le chevalier errant qui venait protéger l'innocence étourdie était le berger de ce troupeau, portant sa houlette. Quelques pas de plus, j'étais entouré, attaqué, foulé, déchiré par l'une de ces dangereuses armées où se recrutent les héros des courses. Je battis prudemment en retraite, et, pour tourner l'inexpugnable position de l'ennemi, nous fûmes contraints, M. L.... et moi, d'entrer dans le fleuve jusqu'au genou. « Buffon n'a pas tort, lui dis-je en secouant mes guêtres mouillées, d'affirmer qu'un troupeau de taureaux serait une troupe effrénée que l'homme ne pourrait ni dompter ni conduire. Diable! une autre fois, quand je chasserai dans ce pays, je n'oublierai pas qu'il faut se défier des voleurs la nuit et des taureaux le jour.»

A l'entrée de Santi-Ponci, nous rejoignîmes nos camarades, qui allaient clopin-clopant pour se laisser rattraper. Rentrés chez notre Auvergnat, nous comptâmes les victimes de la matinée. Il y en avait plus de trois cents. Chacun de nous rap. portait une part honorable. Les autres avaient eu sur moi l'avantage de mieux connaître le terrain

et le genre de chasse; mais Capitan avait fait merveille. D'ailleurs, ils portaient tous des fusils simples, simples qu'ils étaient, et mon petit fusil double à piston, dont ils avaient beaucoup ri, comme on rit de toute chose inconnue et nouvelle, avait fort dignement joué son rôle. La capsule avait vaincu la pierre à fusil. Tout mon baudrier était garni de cailles, et même plusieurs nœuds coulants serraient deux têtes au lieu d'une. On déjeuna de bon appétit, et, dès que les plats furent enlevés, mes six compagnons, attablés autour d'une outre de vin blanc de Moguer et d'un pot de grès d'Andujar d'où suintait une eau rafraîchie, dormirent la sieste comme ils avaient dormi la nuitée.

Le soleil, alors parvenu à son zénith, dardait tellement à plomb ses rayons brûlants, qu'il eût pu se mirer dans un puits. On ne pouvait mettre le nez dehors sous ce ciel d'airain, dans cet air de fournaise embrasée, sans éprouver je ne sais quelle commotion cérébrale, quel éblouissement soudain, qui faisait voir littéralement les étoiles en plein midi. Cependant, pour ne pas faire mentir le vieux proverbe « qu'à l'heure de la sieste on ne voit dans les rues qu'un chien ou un Français, je voulais profiter de l'intervalle entre les deux chasses du matin et du soir pour visiter les débris de la patrie de Trajan, du prince dont Montesquieu

D

a fait, au bout de dix-sept siècles, un éloge plus magnifique que le panégyrique de Pline. « Vous voulez voir la ruine, m'avait dit notre hôte dans le patois de Saint-Flour; prenez à gauche et montez tout droit. Au risque donc de sentir fondre ma cervelle sous mon chapeau de paille, comme don Quichotte sous son morion à visière, je m'élançai avec une bouillante ardeur sur le flanc poudreux de la montagne. « Là-haut, me disais-je en étourdi, je vais contempler à loisir ces temples, ces palais, tous ces monuments de la magnificence romaine, tous ces merveilleux ouvrages dont le peuple-roi a couvert la terre pour y laisser l'empreinte de sa domination immense, et que les nations respectent encore comme les vestiges éternels d'une grandeur qui survit à sa chute. » Essoufflé par cette longue tirade mentale, j'arrive au sommet. Il était nu, désert, stérile; rien n'y annonçait le séjour des hommes. Au lieu de colonnes, de chapiteaux, d'entablements, à peine aperçus-je quelques tas de décombres et de pierrailles. La trace des fondations d'un édifice de forme ronde, d'un cirque peut-être, le pan d'un vieux mur et l'un des bas côtés d'une citerne en briques, voilà tout ce qui restait de la ville des Scipion.

Je m'en retournais, aussi humilié que chagrin, et descendant plus lentement que je n'étais monté.

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