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pas par cette haine enragée contre les Chrétiens, qui nous le rendroit éxécrable, mais feulement par une lasche timidité qui n'ose le fauver en presence de Sévére, dont il craint la haine & la vengeance, après les mépris qu'il en a faits durant fon peu de fortune. On prend bien quelque averfion pour luy, on défaprouve fa maniére d'agir, mais cette averfion ne l'emporte pas fu la pitié qu'on a de Polyeucte, & n'empefche pas que fa converfion miraculeufe à la fin de la Piéce, ne le réconcilie pleinement avec l'Auditoire. On peut dire la mefme chofe de Prufias dans Nicomede, & de Valens dans Théodore. L'un mal-traite fon fils, bien que tres-vertüeux, & l'autre eft cause de la perte du fien, qui ne l'eft pas moins; mais tous les deux n'ont que des foibleffes qui ne vont point jusques au crime, & loin d'exciter une indignation qui étouffe la pitié qu'on a pour ces fils généreux, la lafcheté de leur abaiffement fous des Puiffances qu'ils redoutent, & qu'ils devroient braver pour bien agir, fait qu'on a quelque compaffion d'euxmefmes, & de leur honteuse Politique.

Pour nous faciliter les moyens d'exciter cette pitié, qui fait de si beaux effets fur nos Théatres, Aristote nous donne une lumiére. Toute action, dit-il, fe paffe, ou entre des amis, ou entre des ennemis, ou entre des gens indifférens l'un pour l'autre. Qu'un ennemy tuë ou veuille tüer fon ennemy, cela ne broduit aucune

commifération, finon en tant qu'on s'émeut d'apprendre ou de voir la mort d'un homme, quel qu'il foit. Qu'un indifférent tuë un indifférent, cela ne touche guére davantage, dautant qu'il n'excite aucun combat dans l'ame de celuy qui fait l'action: mais quand les chofes arrivent entre des gens que la naiffance ou l'affection attache aux intérefts l'un de l'autre, comme alors qu'un mary tuë ou eft preft de tüer fa femme, une mére fes enfants, un frére fa fœur; c'eft ce qui convient merveilleusement à la Tragédie. La raifon en eft claire. Les oppofitions des fentimens de la Nature aux emportemens de la passion, ou à la sévérité du devoir, forment de puiffantes agitations, qui font reçeuës de l'Auditeur avec plaifir, & il se porte aisément à plaindre un malheureux opprimé ou poursuivy par une personne qui devroit s'intéreffer à fa confervation, & qui quelquefois ne poursuit sa perte qu'avec déplaifir, ou du moins avec répugnance. Horace & Curiace ne feroient point à plaindre, s'ils n'étoient point amis & beaux-fréres, ny Rodrigue s'il étoit poursuivy par un autre que par fa Maîtreffe; & le malheur d'Antiochus toucheroit beaucoup moins, fi un autre que sa mére luy demandoit le fang de fa Maîtreffe, ou qu'un autre que fa Maîtreffe luy demandast celuy de fa mére, ou fi après la mort de fon frére qui luy donne fujet de craindre un pareil attentat sur fa perfonne, il avoitjà se défier

d'autres que de fa mére & de fa Maîtreffe. C'est donc un grand avantage pour exciter la commifération que la proximité du fang, & les liaifons d'amour ou d'amitié entre le perfécutant & le perfécuté, le poursuivant & le pourfuivy, celuy qui fait fouffrir & celuy qui fouffre, mais il y a quelque apparence que cette condition n'est pas d'une néceffité plus abfoluë que celle dont je viens de parler, & qu'elle ne regarde que les Tragédies parfaites, non plus que celle-là. Du moins les Anciens ne l'ont pas toûjours obfervée; je ne a voy point dans l'Ajax de Sophocle, ny dans fon Philoctéte, & qui voudra parcourir ce qui nous reste d'Aeschyle & d'Euripide, y pourra rencontrer quelques éxemples à joindre à ceuxcy. Quand je dis que ces deux conditions ne font que pour les Tragédies parfaites, je n'entens pas dire que celles où elles ne fe rencontrent point foient imparfaites : ce feroit les rendre d'une néceffité abfoluë, & me contredire moy-mefme. Mais par ce mot de Tragédies parfaites, j'entens celles du genre le plus fublime & le plus touchant, en forte que celles qui manquent de l'une de ces deux conditions, ou de toutes les deux, pourveu qu'elles foient réguliéres à cela près, ne laiffent pas d'eftre parfaites en leur genre, bien qu'elles demeurent dans un rang moins élevé, & n'approchent pas de la beauté & de l'éclat des autres, fi elles n'en empruntent de la pompe des Vers, ou de la

magnificence du spectacle, ou de quelque autre agrément qui vienne d'ailleurs que du Sujet.

Dans ces actions Tragiques qui fe paffent entre proches, il faut confidérer, fi celuy qui veut faire périr l'autre, le connoit, ou ne le connoit pas, & s'il achéve, ou n'achéve pas. La diverse combination de ces deux maniéres d'agir forme quatre fortes de Tragédies à qui nostre Philosophe attribuë divers degrez de perfection. On connoit celuy qu'on veut perdre, & on le fait périr en effet, comme Médée tuë fes enfants, Clytemnestre fon mary, Oreste fa mére, & la moindre espéce eft celle là. On le fait périr fans le connoiftre, & on le reconnoit avec déplaifir après l'avoir perdu, & cela, dit-il, ou avant la Tragédie comme Oedipe, ou dans la Tragédie, comme l'Alcmon d'Astydamas, & Télégonus dans Ulyffe bleffé, qui font deux Piéces que le temps n'a pas laiffé venir jusqu'à nous; & cette feconde espéce a quelque chofe de plus élevé selon luy que la prémiére. La troifiéme eft dans le haut degré d'excellence, quand on eft preft de faire périr un de ces proches fans le connoiftre, & qu'on le reconnoit affez toft pour le fauver, comme Iphigenie reconnoit Oreste pour fon frère, lors qu'elle devoit le facrifier à Diane, & s'enfuit avec luy. Il en cite encor deux autres éxemples, de Merope dans Cresphonte, & de Hellé, dont nous ne connoiffons ny l'un ny l'autre. Il condamne entiérement la quatriéme espéce de

ceux qui connoiffent, entreprennent, & n'achévent pas, qu'il dit avoir quelque chofe de méchant, & rien de Tragique, & en donne pour éxemple Aemon qui tire l'épée contre fon pére dans l'Antigone, & ne s'en fert que pour se tüer luy-mesme. Mais fi cette condamnation n'étoit modifiée, elle s'étendroit un peu loin, & enveloperoit non feulement le Cid, mais Cinna, Rodogune, Héraclius & Nicomede.

ils

Difons donc qu'elle ne doit s'entendre que de ceux qui connoiffent la perfonne qu'ils veulent perdre, & s'en dédisent par un simple changement de volonté, fans aucun événement notable qui les y oblige, & fans aucun manque de pouvoir de leur part. J'ay déja marqué cette forte de dénouement pour vicieux. Mais quand y font de leur cofté tout ce qu'ils peuvent, & qu'ils font empeschez, d'en venir à l'effet par quelque Puiffance fupérieure, ou par quelque changement de fortune qui les fait périr euxmefmes, ou les réduit fous le pouvoir de ceux qu'ils vouloient perdre, il eft hors de doute que cela fait une Tragédie d'un genre peut estre plus fublime, que les trois qu'Aristote avouë, & que s'il n'en a point parlé, c'est qu'il n'en voyoit point d'éxemples fur les Théatres de fon temps, où ce n'étoit pas la Mode de fauver les bons par la perte des méchants, à moins que de les fouiller eux-mefmes de quelque crime, comme Electre, qui fe délivre d'oppreffion par la mort de fa mére, où elle encou

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