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de l'esprit. Cela se remarque dans ceux qui, nés avec plus de vanité que d'orgueil, croient rendre leurs défauts brillans par la singularité, en les outrant, plutôt que de s'appliquer à s'en corriger. Ils jouent leur propre caractère ils étudient alors la nature, pour s'en écarter de plus en plus, et s'en former une particulière. Ils ne veulent rien faire ni dire qui ne s'éloigne du simple: et malheurensement, quand on cherche l'extraordinaire, on ne trouve que le ridicule. Les gens d'esprit même n'en ont jamais moins que lorsqu'ils tâchent d'en avoir.

On devroit sentir que le naturel qu'on cherche ne se trouve jamais, et qu'il faut s'en tenir à celui qu'on a; que l'effort produit l'excès, et que l'excès décèle la fausseté du caractère. On veut jouer le brusque, et l'on devient féroce; le vif, et l'on n'est que pétulant et étourdi. La bonté jouée dégénère en politesse contrainte, et se trahit enfin par l'aigreur : la fausse sincérité n'est qu'offensante; et, quand elle pourroit s'imiter quelque temps, parce qu'elle ne consiste que dans des actes passagers, on n'atteindroit jamais à la franchise qui en est le principe, et qui est une continuité de caractère. Elle est comme la probité; plusieurs actes qui y sont conformes n'en sont pas la démonstration, et un seul de contraire la détruit.

Enfin, toute affectation finit par se déceler, et l'on retombe alors au dessous de sa valeur réelle. Tel est regardé comme un sot après, et peut-être pour avoir été pris pour un génie. On ne se venge point à demi d'avoir été sa dupe.

La bizarrerie est un défaut très - opposé à la bonne société ; elle consiste dans un goût particulier qui s'écarte mal à propos de celui des autres. S'écarter du goût commun par une singularité condamnable, c'est être bizarre. On doit éviter ce vice qui est presque toujours la d'un esprit faux et plein d'amour-propre.

marque

Il est dangereux de passer pour un homme bizarre : quand nous avons cette réputation, on n'a plus de confiance en nous, parce qu'on s'imagine que la singularité qui nous écarte de la route commune, dans de

petites choses, pourroit nous en écarter dans les affaires de conséquence. Il est certain que quiconque se conduit par des principes déraisonnables n'est pas propre à inspirer de la confiance. Si les hommes entendoient bien leurs intérêts, ils se corrigeroient d'une infinité de défauts et de vices qui leur nuisent cent fois plus qu'ils ne leur procurent de satisfaction.

(M. de JAUCOURT.)

SITUATION,

ITUATION, ÉTAT. Situation dit quelque chose d'accidentel et de passager. État dit quelque chose d'habituel et de permanent.

On se sert assez communément du mot de situation les affaires, le rang ou la fortune, et de celui d'état pour la santé.

pour

Le mauvais état de la santé est un prétexte assez ordinaire dans le monde, pour éviter des situations embarrassantes ou désagréables.

La vicissitude des événemens de la vie fait souvent que les plus sages se trouvent dans de tristes situations, et que l'on peut être réduit dans un état déplorable, après avoir long-temps vécu dans un état brillant.

(ANONYME.)

Situation, en fait de tragédie, dit l'abbé Nadal, est souvent un état intéressant et douloureux; c'est une contradiction de mouvemens qui s'élèvent tout à la fois, et qui se balancent; c'est une indécision en nous de nos propres sentimens, dont le spectateur est plus instruit, pour ainsi dire, que nous-mêmes sur ce qu'il y a à conclure de nos mœurs, si elles sont frappées comme elles doivent l'être.

Au milieu de toutes les considérations qui nous divisent et qui nous déchirent, nous semblons céder à des intérêts où nous inclinons le moins; notre vertu ne nous rassure jamais plus que lorsque notre foiblesse gagne de son côté plus de terrain: c'est alors que le poète qui tient dans sa main le secret de nos démarches, est fixé par ses règles sur le parti qu'il doit nous faire prendre, et tranche d'après elles sur notre destinée.

C'est dans le Cid qu'il faut chercher le modèle des situations. Rodrigue est entre son honneur et son amour; Chimène est entre le meurtrier de son père et son amant; elle est entre des devoirs sacrés et une passion violente;

c'est de là que naissent des agitations plus intéressantes les unes que les autres; c'est là où s'épuisent tous les sentimens du cœur humain, et toutes les oppositions que forment deux mobiles aussi puissans que l'honneur et l'amour.

La situation de Cornélie entre les cendres de Pompée et la présence de César, entre sa haine pour ce grand rival et l'hommage respectueux qu'il rend à la vertu; les ressentimens en elle d'une ennemie implacable, sans que sa douleur prenne rien sur son estime pour César; tout cela forme, de chaque scène où ils se montrent ensemble, une situation différente. Dans de pareilles circonstances, leur silence même seroit éloquent, et leur entrevue une poésie sublime; mais les présenter vis-à-vis l'un de l'autre, c'est pour Corneille avoir déjà fait ces beaux vers et ces tirades magnifiques qui mettent les vertus romaines dans leur plus grand jour.

Il est aisé de ne pas confondre les coups de théâtre et les situations: ceux-là sont passagers, et, à le bien prendre, ne sont point une partie essentielle de la tragédie, puisqu'il seroit facile d'y suppléer; mais la situation sort du sein du sujet et de l'enchaînement de quelques incidens, et par conséquent s'y trouve beaucoup plus liée à l'action.

Ajoutons à cet article de M. de Jaucourt celui de M. Marmontel sur la même matière, afin que le lecteur jouisse du plaisir de voir deux hommes de goût traiter le même sujet sans se ressembler.

(M. de JAUCOURT.)

Dans la poésie dramatique, on appelle situation un moment de l'action théâtrale, où de la seule position des personnages résulte pour le spectateur un saisissement de crainte ou de pitié, si la situation est tragique; de curiosité, d'impatience ou de maligne joie, si la situation est comique. C'est, dans l'un et dans l'autre genre, le plus infaillible moyen de l'art.

Pour bien juger d'une situation, il faut supposer les acteurs muets dans ce moment critique, et se demander

ù soi-même quel mouvement excitera dans le spectacle la seule vue de la scène. Si le spectateur, pour être ému, doit attendre qu'on ait parlé, il n'y a plus de situation.

Le père de Rodrigue outragé dit à son fils : J'ai reçu un soufflet, mon bras affoibli par les ans n'a pu me venger; voilà mon épée, venge-moi! - De qui?— Du père de Chimène. Rodrigue, dès ce moment, n'a qu'à rester immobile et muet d'étonnement et de douleur, nous sentirons, avant qu'il le dise, le coup terrible qui l'accable.

Ce même Rodrigue se présente aux yeux de Chimène, l'épée nue et sanglante à la main : l'impression de cet objet n'a pas besoin, pour être sentie, des paroles qui vont la

suivre.

Chimène à son tour va se jeter aux pieds du roi et demander vengeance contre un coupable qu'elle adore : ces mots, sire, sre, justice! nous en disent assez ; et tous les cœurs, comme le sien, sont déchirés dans ce moment.

La situation tragique est tantôt un détroit dans lequel l'acteur se voit comme entre deux écueils ou sur le bord de deux abîmes telle est la situation du Cid; telle est celle de Zamor, lorsqu'on lui propose le choix, ou de renoncer à ses dieux, ou de voir périr sa maîtresse; telle est celle de Mérope, réduite à l'alternative, ou de donner sa main au meurtrier de son époux, ou de voir immoler son fils ; telle est la fameuse situation de Phocas dans Héraclius, lorsqu'entre son fils et son ennemi, et ne pouvant discerner l'un de l'autre, il dit ces vers si beaux et tant de fois cités :

O malheureux Phocas! ô trop heureux Maurice!
Tu retrouves deux fils pour mourir après toi,
Et je n'en puis trouver pour régner après moi.

Tantôt elle ressemble à la position d'un vaisseau battu par deux vents opposés, ou au combat de deux vents contraires c'est le choc de deux passions ou de deux puissans intérêts tel est dans l'ame d'Agamemnon le combat de l'ambition et de la nature, de la tendresse et de l'orgueil; tel est dans l'ame d'Orosmane le combat de l'amour et de la vengeance; telle est, entre Oreste et Pylade, le combat

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