Page images
PDF
EPUB

LE PHRYGIEN.

Nous n'avons rien d'assuré touchant la naissance d'Homère et d'Ésope à peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable. C'est de quoi il y a lieu de s'étonner, vu que l'histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celles-là. Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu'aux moindres particularités de leur vie; et nous ignorons les plus importantes de celles d'Ésope et d'Homère, c'est-à-dire, des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants. Car Homère n'est pas seulement le père des dieux, c'est aussi celui des bons poëtes. Quant à Ésope, il me semble qu'on le devait mettre au nombre des sages dont la Grèce s'est tant vantée, lui qui enseignait la véritable sagesse, et qui l'enseignait avec bien plus d'art que ceux qui en donnent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes; mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite. Pour moi, je n'ai pas voulu m'engager dans cette critique. Comme Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devait pas être encore éteinte, j'ai cru qu'il savait par tradition ce qu'il a laissé'. Dans cette croyance, je l'ai suivi sans retrancher de

des fables d'Esope en prose, de Jean Baudoin, 1649, in-8°; et dans une traduction plus ancienne encore, imprimée à Troyes, intitulée les Fables d'Ésope et la Vie d'Ésope Phrygien, traduites de nouveau en françois selon la vérité grecque, in-12, et enfin dans l'édition des fables de Corrozet, donnée par maître Antoine du Moulin, Rouen, 1378 ou 1587. Il est donc évident que notre poëte, en mettant cette Vie d'Ésope par Planude en tête de son recueil de fables, n'a fait que céder à un usage en quelque sorte consacré depuis longtemps. Au reste la Motte excuse la Fontaine d'une manière bien ingénieuse. « La Vie d'Esope, dit-il, passe pour fabuleuse; mais en tout cas c'est une bonne fable, et qui peint à merveille la position de tous les fabulistes à l'égard de leurs lecteurs. Nous sommes des esclaves qui voulons les instruire sans les fâcher; ils sont des maîtres intelligents qui nous savent gré de nos ménagements, et qui reçoivent volontiers la vérité, parce que nous leur laissons l'honneur de la deviner en partie. »>

La science chronologique du bon la Fontaine est ici en défaut; car entre Esope et Planude il y a un intervalle de plus de dix-huit siècles

ce qu'il a dit d'Ésope que ce qui m'a semblé trop puéril, ou qui s'écartait en quelque façon de la bienséance.

I

Ésope était Phrygien, d'un bourg appelé Amorium2. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade3, quelque deux cents ans après la fondation de Rome. On ne saurait dire s'il eut sujet de remercier la nature, ou bien de se plaindre d'elle; car, en le douant d'un trèsbel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d'homme 4, jusqu'à lui refuser presque entièrement l'usage de la parole. Avec ces défauts, quand il n'aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme se maintint toujours libre, et indépendante de la fortune.

Le premier maître qu'il eut l'envoya aux champs labourer la terre, soit qu'il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s'ôter de

Il y a eu dans l'antiquité plusieurs personnages qui ont porté le nom d'Esope. C'est sans motif probable que, d'après une ancienne inscription, quelques savants ont cru qu'Esope le fabuliste était statuaire. Voyez Lanzi, Saggio di lingua etrusca, tome I, p. 105.

2 Le scoliaste d'Aristophane (in Vesp.) fait naître Ésope à Mésembrie en Thrace; Suidas (au mot Alownos) dit que quelques-uns assuraient qu'il était de Samos; d'autres prétendaient qu'il était originaire de Sardes en Lydie l'opinion la plus commune cependant est qu'il était Phrygien; mais les uns, tels que Constantin Porphirogénète, placent le lieu de sa naissance à Amorium, tandis que d'autres le mettent à Cotiarium, qui est également une ville de Phrygie.

3 Il fallait dire qu'il florissait vers la cinquante-deuxième olympiade, ou vers l'an 572 avant Jésus-Christ; car on ignore l'époque de la naissance d'Ésope, et cette époque ne pourrait s'accorder avec ce qui est dit de ses entretiens avec Crésus. Voyez Bayle, Dictionnaire, p. 1112.

Aucun auteur ancien avant Planude ne fait mention de cette difformité d'Esope. Le savant Visconti, dans son Iconologie grecque (t. I, p. 49, pl. xII), a cherché à appuyer cette tradition par des preuves qui ne paraissent pas décisives. La figure antique qu'il a publiée comme étant le portrait d'Esope, et qui se trouvait à Rome dans la villa Albani, représente, suivant nous, un monstre, ou jeu de nature, mais n'est point le portrait du fabuliste grec. On ne peut conclure qu'Esope fût difforme, de ce que Lucien donne à ce fabuliste, dans un de ces écrits, le rôle d'un plaisant, ou d'un bouffon d'Épicure. Cependant le sophiste Himerius (Orat. XIII, 5, p. 592, édit. de 1790), qui est plus ancien que Planude, affirme qu'Esope était laid; et Plutarque, dans le Banquet des sept Sages, nous assure qu'il était bègue. Dans ce dialogue, Solon lui dit : « Tu es habile à entendre les corbeaux et les geais, mais tu n'en<< tends pas bien ta propre voix. » Ce sont peut-être ces désavantages naturels, qu'on a encore exagérés, qui ont donné naissance aux traditions qui représentent Ésope bossu, difforme, et semblable à un Thersite. Bentley, Meziriac, la Croze, et Jablonski, ont aussi combattu les assertions de Planude à ce sujet.

devant les yeux un objet si désagréable. Or il arriva que ce maître ' étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues i les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son sommelier, nommé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain. Le hasard voulut qu'Ésope eût affaire dans le logis. Aussitôt qu'il y fut entré, Agathopus se servit de l'occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades: puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Ésope, ne croyant pas qu'il se pût jamais justifier, tant il était bègue et paraissait idiot! Les châtiments dont les anciens usaient envers leurs esclaves étaient fort cruels, et celte faute très-punissable. Le pauvre Ésope se jeta aux pieds de son maître ; et, se faisant entendre du mieux qu'il put, il témoigna qu'il demandait pour toute grâce qu'on sursît de quelques moments sa punition. Cette grâce lui ayant été accordée, il alla quérir de l'eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s'ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule. Après s'être ainsi justifié, il fit signe qu'on obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura surpris: on n'aurait pas cru qu'une telle invention pût partir d'Ésope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le Phrygien avait fait, et se mirent les doigts dans la bouche; mais il se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laissa pas d'agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues et encore toutes vermeilles. Par ce moyen Ésope se garantit : ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté. Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que c'étaient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter Hospitalier, qu'il leur enseignât le chemin qui conduisait à la ville. Ésope les obligea premièrement de se reposer à l'ombre; puis, leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense. A peine Ésope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s'endormir. Pendant son sommeil, il s'imagina que la Fortune était debout devant lui, qui lui déliait la langue,

Le scoliaste d'Aristophane (in Vesp.) donne pour premier maitre à Esope Xantus, philosophe lydien; ensuite Jadmon, citoyen de Samos, qui l'affranchit. Aphton prétend qu'il servit aussi à Athènes un nommé Démarque, surnommé Charasias, frère de la célèbre Sapho.

LA FONTAINE

4

et par même moyen lui faisait présent de cet art dont on peut dire qu'il est l'auteur. Réjoui de cette aventure, il se réveilla en sursant; et en s'éveillant : Qu'est ceci? dit-il : ma voix est devenue libre ; je prononce bien une râteau, une charrue, tout ce que je veux. Cette merveille fut cause qu'il changea de maître. Car, comme un certain Zénas, qui était là en qualité d'économe et qui avait l'œil sur les esclaves, en avait battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritait pas, Ésope ne put s'empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seraient sus. Zénas, pour le prévenir et pour se venger de lui, alla dire au maître qu'il était arrivé un prodige dans sa maison; que le Phrygien avait recouvré la parole; mais que le méchant ne s'en servait qu'à blasphémer et à médire de leur seigneur. Le maître le crut, et passa bien plus avant; car il lui donna Ésope, avec liberté d'en faire ce qu'il voudrait. Zénas de retour aux champs, un marchand l'alla trouver, et lui demanda si pour de l'argent il le voulait accommoder de quelque bête de somme. Non pas cela, dit Zénas, je n'en ai pas le pouvoir: mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves. Là-dessus, ayant fait venir Ésope, le marchand dit : Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l'achat de ce personnage? On le prendrait pour une outre. Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Ésope le rappela, et lui dit : Achète-moi hardiment; je ne te serai pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire: on les menacera de moi comme de la bête. Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: Les dieux soient loués! je n'ai pas fait grande acquisition, à la vérité; aussi n'ai-je pas déboursé grand argent.

Entre autres denrées, ce marchand trafiquait d'esclaves: si bien qu'allant à Éphèse pour se défaire de ceux qu'il avait, ce que chacun d'eux devait porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces. Ésope pria que l'on eût égard à sa taille; qu'il était nouveau venu, et devait être traité doucement. Tu ne porteras rien, si tu veux, lui repartirent ses camarades. Ésope se piqua d'honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir. Il prit le panier au pain : c'était le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu'il l'avait fait par bêtise; mais dès la dînée le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d'autant; ainsi le soir, et de même le lendemain de façon qu'au bout de deux jours il marchait à vide. Le bon sens et le raisonnement du personnage fu rent admirés.

:

Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d'un grammairien, d'un chantre et d'Ésope, lesquels il alla exposer en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde sa marchandise : Ésope, au contraire, ne fut vêtu que d'un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé Xantus. Il demanda au grammairien et au chantre ce qu'ils savaient faire. Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien: on peut s'ima giner de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prit la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son grammairien trois mille; et, en cas que l'on achetât l'un des deux, il devait donner Ésope par-dessus le marché. La cherté du grammairien et du chantre dégoûta Xantus. Mais, pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui conseillèrent d'acheter ce petit bout d'homme qui avait ri de si bonne grâce: on en ferait un épouvantail; il divertirait les gens par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d'Ésope à soixante oboles. Il lui demanda, devant que de l'acheter, à quoi il lui serait propre, comme il l'avait demandé à ses camarades. Ésope répondit : A rien, puisque les deux autres avaient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnèrent quittance sans rien payer.

Xantus avait une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisaient pas : si bien que de lui aller présenter sérieusement son nouvel esclave, il n'y avait pas d'apparence, à moins qu'il ne la voulût mettre en colère et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d'en faire un sujet de plaisanterie, et alla dire au logis qu'il venait d'acheter un jeune esclave le plus beau du monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servaient sa femme se pensè. rent battre à qui l'aurait pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L'une se mit la main devant les yeux; l'autre s'enfuit; l'autre fit un cri. La maîtresse du logis dit que c'était pour la chasser qu'on lui amenait un tel monstre; qu'il y avait longtemps que le philosophe se lassait d'elle. De parole en parole, le différend s'échauffa jusques à tel point que la femme demanda son bien, et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Ésope par son esprit, que les choses s'accommodèrent. On ne parla plus de s'en aller; et peut-être que l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

« PreviousContinue »