Page images
PDF
EPUB

Prenait soin d'amener son marchand à bon port.
Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle.
Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle,
Ce qu'il voulut, sa porcelaine encor :
Le luxe et la folie enflèrent son trésor;

Bref, il plut dans son escarcelle.

On ne parlait chez lui que par doubles ducats;
Et mon homme d'avoir chiens, chevaux, et carrosses:
Ses jours de jeûne étaient des noces.

Un sien ami, voyant ces somptueux repas,

Lui dit Et d'où vient donc un si bon ordinaire?

:

Et d'où me viendrait-il que de mon savoir-faire?

Je n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent

De risquer à propos, et bien placer l'argent.
Le profit lui semblant une fort douce chose,
Fl risqua de nouveau le gain qu'il avait fait;
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause :

Un vaisseau mal frété périt au premier vent ;
Un autre, mal pourvu des armes nécessaires,
Fut enlevé par les corsaires;

Un troisième au port arrivant,
Rien n'eut cours ni débit : le luxe et la folie
N'étaient plus tel's qu'auparavant.
Enfin ses facteurs le trompant,

Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie',
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
Il devint pauvre tout d'un coup. ·
Son ami, le voyant en mauvais équipage,

-

Lui dit: D'où vient cela ? De la Fortune, hélas !
Consolez-vous, dit l'autre, et s'il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage.

Je ne sais s'il crut ce conseil;

'Chère succulente et joyeuse. Cette expression de chère lie est fami lière à nos vieux conteurs. Voyez Rabelais, Pantagruel, IV, 44.

Mais je sais que chacun impute, en cas pareil,
Son bonheur à son industrie;

Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au Sort.

Chose n'est ici plus commune.

Le bien, nous le faisons; le mal, c'est la Fortune :
On a toujours raison, le Destin toujours tort.

XV. Les Devineresses.

C'est souvent du hasard que naît l'opinion,
Et c'est l'opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrais fonder ce prologue

Sur gens de tous états : tout est prévention,
Cabale, entêtement; point ou peu de justice.
C'est un torrent: qu'y faire ? Il faut qu'il ait son cours.
Cela fut et sera toujours.

[ocr errors]

Une femme, à Paris, faisait la pythonisse :
On l'allait consulter sur chaque événement;
Perdait-on un chiffon, avait-on un amant
Un mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse;
Chez la devineuse' on courait

Pour se faire annoncer ce que l'on désirait.
Son fait consistait en adresse:

Quelques termes de l'art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concourait,
Tout cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats 2,

Pour devineresse. On trouve dans Marot le mot devineur: il est de la langue; mais devineuse est de l'invention de notre poëte.

2 Expression proverbiale, pour dire presque entièrement, presque complétement, de même que l'or à vingt-trois carats, qui est presque entièrement pur.

Elle passait pour un oracle.

L'oracle était logé dedans un galetas :

Là, cette femme emplit sa bourse,

Et, sans avoir d'autre ressource,

Gagne de quoi donner un rang à son mari;
Elle achète un office, une maison aussi.
Voilà le galetas rempli

D'une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes, filles, valets, gros messieurs, tout enfin
Allait, comme autrefois, demander son destin;
Le galetas devint l'antre de la Sibylle.

L'autre femelle avait achalandé ce lieu.

Cette dernière femme eut beau faire, eut beau dire,
Moi devine1! on se moque : eh! messieurs, sais-je lire?
Je n'ai jamais appris que ma croix de par Dieu.
Point de raisons fallut deviner et prédire,

Mettre à part force bons ducats,

Et gagner malgré soi plus que deux avocats.
Le meuble et l'équipage aidaient fort à la chose:
Quatre siéges boiteux, un manche de balai,
Tout sentait son sabbat et sa métamorphose.
Quand cette femme aurait dit vrai
Dans une chambre tapissée,

On s'en serait moqué : la vogue était passée
Au galetas ; il avait le crédit.
L'autre femme se morfondit.

L'enseigne fait la chalandise 2.

J'ai vu dans le palais une robe mal mise

Gagner gros : les gens l'avaient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi

Force écoutants. Demandez-moi pourquoi.

1 Pour devineresse. On dit devin; mais devine ne se dit pas plus que devineuse, si ce n'est parmi le peuple, dont notre poëte emprunte ici le langage pour ajouter à l'illusion. Remarquons qu'il met ce mot dans la bouche d'une femme qui ne sait pas même lire.

2 Habitude d'acheter chez un marchand.

XVI. Le Chat, la Belette, et le petit Lapin.

Du palais d'un jeune lapin

Dame belette, un beau matin,
S'empara : c'est une rusée.

Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour

Qu'il était allé faire à l'aurore sa cour
Parmi le thym et la rosée.

Après qu'il cut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot lapin retourne aux souterrains séjours.
La belette avait mis le nez à la fenêtre.
O dieux hospitaliers! que vois-je ici paraître ?
Dit l'animal chassé du paternel logis.
Holà ! madame la belette,

Que l'on déloge sans trompette,

Ou je vais avertir tous les rats du pays.
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.

C'était un beau sujet du guerre,

Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant!
Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l'octroi

A Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.

Jean lapin allégua la coutume et l'usage.

Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage?
Or bien, sans crier davantage,

Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis'.

'Nom comique tiré de Rabelais. « Nous avons ici, près la Villaumere,

C'était un chat, vivant comme un dévot ermite,

Un chat faisant la chattemite,

Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean lapin pour juge l'agrée.

Les voilà tous deux arrivés

Devant sa majesté fourrée.

Grippeminaud 2 leur dit : Mes enfants, approchez,
Approchez , je suis sourd, les ans en sont la cause.
L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,

Grippeminaud, le bon apôtre,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.

Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les petits souverains se rapportants* aux rois,

<< un vieux poëte; c'est Raminagrobis, lequel en seconde nopce epousa « la grande gourre dont naquit la belle Basoche. » Pantagruet, liv. III, ch. XXI. Ce nom pourrait bien être plus ancien que Rabelais. Dans Bidpai il y a un chat qui se nomme Roumi. Kalila and Dimna, or the Fables of Bidpaï, translated from the arabic; by W. Knatchbull, 1819, in-8°, p. 275.

Voyez ci-après, liv IX, fable XIV; et dans Rabelais, L. vi, ancien prologue, tom. II.

2 Autre nom burlesque emprunté de Rabelais. Pantagruel, liv. V, ch. 11, intitulé: « Comment nous passames le guischet habité par Grippeminaud, archiduc des chats fourrez. »

[ocr errors]

VAR. Se rapportant. Cette leçon est celle de toutes les éditions modernes ; la nôtre est celle de toutes les éditions originales. Si elle forme aujourd'hui une faute grammaticale, il n'en était pas de même du temps de notre poëte; Molière, Boileau, et Racine, offrent de fréquents exemples de la déclinaison de ce participe. Ce ne fut que vers 1680 que l'Académie se détermina à ne plus le décliner. oyez Raynouard, Journal des savants, mars 1824, p. 149.

XVII. La Tête et la Queue du Serpent

Le serpent a deux parties

Du genre humain ennemies,

« PreviousContinue »