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la duchesse de Praslin, dont elle servait les intrigues, et qui la protégeait contre un mari jaloux et quinteux, beaucoup plus âgé qu'elle, elle avait su, pour ceux qui aimaient le jeu, la bonne chère, et les plaisirs sans contrainte, rendre sa maison une des plus agréables de Paris: il ne lui fut pas difficile d'y attirer la Fontaine. Le bon sens du bonhomme résista d'abord aux séductions d'un attachement si disproportionné; mais, pour vaincre sa résistance, madame Ulrich n'eut qu'à le vouloir; et comme elle lui accorda tout, il ne sut rien lui refuser. C'est pour lui complaire qu'il composa le joli conte du Quiproquo, qu'elle publia après la mort de notre poëte, avec une portion de la correspondance qu'elle avait eue avec lui, où se trouvent dévoilés les moyens qu'elle employa pour enchaîner le vieillard. Dans l'avant-propos de ces OEuvres posthumes de la Fontaine, madame Ulrich a pris avec chaleur la défense de celui qu'elle appelle emphatiquement son ami; et elle soutient que le contraste que la Bruyère a voulu établir entre sa personne et ses écrits n'existait pas. Elle affirme qu'il n'était distrait, lourd, rêveur et silencieux, que dans les sociétés où il s'ennuyait, ou avec ceux qu'il ne connaissait pas; mais qu'à table, dans le têteà-tête, et partout où il se plaisait, c'était l'homme le plus enjoué et le plus aimable. L'attachement vrai et désintéressé que tant de femmes spirituelles de ce temps eurent pour la Fontaine, le désir qu'elles éprouvaient de jouir de sa société, démontrent l'exactitude du portrait que madame Ulrich en a tracé. De tous les défauts que les femmes supportent le moins dans un homme, c'est d'être nul ou ennuyeux.

Tandis que madame Ulrich obtenait de notre poëte qu'il caressât encore, par instants, la Muse badine qui avait fait la réputation de sa jeunesse, une influence d'une nature bien différente le portait à s'adonner de nouveau avec ardeur aux productions morales auxquelles il devait la gloire de son âge mûr. Cette influence était celle d'un enfant de dix ans; mais cet enfant était le petit-fils de Louis XIV, l'espoir de la France; et il était guidé par un homme qui unissait ea lui

le génie et la vertu. Fénelon admirait ce fabuliste, « à qui il a été donné, dit-il, de rendre la négligence même de l'art préférable à son poli le plus brillant; » et Fénelon ne se contenta pas d'une admiration stérile pour le poëte qui en était l'objet; il fit verser sur lui les bienfaits du jeune prince son élève. La Fontaine, en qui le sentiment de la reconnaissance était encore plus efficace que les suggestions de la volupté, écrivit, pour l'instruction du duc de Bourgogne, des fables égales en beauté à celles qu'il avait composées, et il ajouta un douzième et dernier livre aux onze que contenaient les recueils déjà publiés.

Lorsque son dernier recueil de Fables vit le jour, notre poëte donnait au monde un exemple qui devait être encore plus cher que ses écrits au pieux précepteur du duc de Bourgogne.

Une maladie avait conduit la Fontaine aux portes du tombeau. Il guérit; mais depuis cette époque toutes ses pensées se tournèrent vers la religion: il se confessa, communia, et eut de longs et fréquents entretiens avec le savant théologien Pouget. Une grande affliction vint encore ajouter dans la Fontaine à l'effet de ces conférences: madame de la Sablière mourut. Notre poëte quitta aussitôt cet hôtel où il avait habité si longtemps avec elle. Dans la rue il rencontra Hervart, qui, venant d'apprendre la nouvelle de cette mort, lui dit : « Je venais vous prier de venir demeurer chez moi. J'y allais,» répondit la Fontaine.

La Fontaine, depuis sa conversion, s'était interdit tout ouvrage profane; mais il écrivait alors à de Maucroix « Je mourrais d'ennui si je ne composais plus. » Et il fait part à son ami du projet qu'il a conçu de traduire les Hymnes sacrées en vers. Il se flattait de vivre encore assez longtemps pour terminer cette œuvre. Sa piété, aussi ardente qu'elle était sincère, le portait à s'assujettir à des privations que personne ne lui avait prescrites, à des rigueurs auxquelles on se serait opposé si on les avait connues. Il portait sur lui un cilice, ce qu'on ne sut qu'après sa mort. Il avait une grande

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NOTICE SUR LA VIE DE LA FONTAINE.

confiance dans l'efficacité de la prière, et, dans sa paraphrase du Dies iræ, il dit, en s'adressant à Dieu :

Le larron te priant fut écouté de toi :

La prière et l'amour ont un charme suprême.

Pour se distraire, il allait très-assidûment aux séances de l'Académie, travaillait sans cesse pour terminer la tâche qu'il s'était imposée, et formait même encore le dessein d'un autre ouvrage, pour lequel il espérait être aidé par son ami de Maucroix. Tout à coup ses forces diminuèrent rapidement, et il expira âgé de près de soixante et quatorze ans, entre les bras de Racine, de Hervart et de sa femme, qui avaient comblé ses derniers jours des soins les plus tendres et les plus attentifs.

Quand Fénelon apprit cette mort, il chercha à soulager ses regrets et sa douleur en écrivant, en latin, un éloge du poëte que l'on venait de perdre, et il le donna à traduire à son royal élève. Cet éloge se termine ainsi : « Lisez-le, et «< dites si Anacréon a su badiner avec plus de grâce, si Ho« race a paré la philosophie d'ornements poétiques plus va«riés et plus attrayants, si Térence a peint les mœurs des « hommes avec plus de naturel et de vérité, si Virgile, enfin, a été plus touchant et plus harmonieux! »

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WALCKENAER.

FABLES

DE

J. DE LA FONTAINE.

A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN'.

MONSEIGNEUR,

S'il y a quelque chose d'ingénieux dans la république des lettres, on peut dire que c'est la manière dont Ésope a débité sa morale. Il serait véritablement à souhaiter que d'autres mains que les miennes y eussent ajouté les ornements de la poésie, puisque le plus sage des anciens' a jugé qu'ils n'y étaient pas inutiles. J'ose, MONSEIGNEUR, vous en présenter quelques essais. C'est un en tretien convenable à vos premières années. Vous êtes en un âge 3 où l'amusement et les jeux sont permis aux princes; mais en même temps vous devez donner quelquesunes de vos pensées à des réflexions sérieuses. Tout cela se rencontre aux fables que nous devons à Ésope. L'apparence en est puérile, je le confesse; mais ces puérilités servent d'enveloppe à des vérités importantes.

Je ne doute point, MONSEIGNEUR, que vous ne regar

'Louis, dauphin de France, fils de Louis XIV et de Marie-Thé rèse d'Autriche, naquit à Fontainebleau le 1er novembre 1661, et mourut à Meudon le 14 avril 1711.

2 Socrate.

3 Le Dauphin n'avait que six ans et cinq mois lorsque la Fontaine fit paraître le recueil de fables où se trouve cette épître dédicateire.

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ble si agréables

diez favorablement des inventions si utiles et tout ensem- . car que peut-on souhaiter davantage que ces deux points? Ce sont eux qui ont introduit les sciences parmi les hommes, Ésope a trouvé un art singulier de les joindre l'un avec l'autre : la lecture de son ouvrage répand insensiblement dans une âme les semences de la vertu, et lui apprend à se connaître sans qu'elle s'aperçoive de cette étude, et tandis qu'elle croit faire tout autre chose. C'est une adresse dont s'est servi trèsheureusement celui sur lequel Sa Majesté a jeté les yeux pour vous donner des instructions. Il fait en sorte que vous appreniez sans peine, ou, pour mieux parler, avec plaisir, tout ce qu'il est nécessaire qu'un prince sache. Nous espérons beaucoup de cette conduite. Mais, à dire la vérité, il y a des choses dont nous espérons infiniment davantage : ce sont, MONSEIGNEUR, les qualités que notre invincible monarque vous a données avec la naissance; c'est l'exemple que tous les jours il vous donne. Quand vous le voyez former de si grands desseins; quand vous le considérez qui regarde sans s'étonner l'agitation de l'Europe', et les machines qu'elle remue pour le détourner de son entreprise; quand il pénètre dès sa première démarche jusque dans3 le cœur d'une province où l'on trouve à chaque pas des barrières insurmontables, et qu'il en subjugue une autre 4 en huit jours, pendant la sai

Monseigneur le Dauphin a eu deux précepteurs : le premier, M. le président de Perigny, et le second M. Bossuet, évêque de Meaux. La Fontaine entend parler ici de M. le président de Perigny.

2 Il désigne la triple alliance que l'Angleterre, l'Espagne et la Hollande firent ensemble, il y a environ vingt ans, pour arrêter les conquêtes du roi. (Note de Richelet.)

3 Il parle de la Flandre, où le roi fit la guerre en 1667, et prit Douai, Tournai, Oudenarde, Ath, Alost et Lille. (Note de Richelet.) C'est la Franche-Comté, qu'il conquit en 1668.

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