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Mais, quelque répandu qu'il fût parmi les femmes les plus aimables et les plus spirituelles de cette époque, la duchesse de Bouillon maintint longtemps encore l'ascendant qu'elle avait acquis sur lui. C'est à elle qu'il dédia son poëme d'Adonis, son roman de Psyché; et lorsque s'éleva parmi les médecins et les gens du monde de vives discussions sur les effets nuisibles ou utiles du quinquina, la duchesse de Bouillon, qui avait épousé avec chaleur la cause de ce spécifique dont l'emploi était nouveau, imagina, pour en assurer le succès, de faire préconiser ses vertus par la muse populaire de la Fontaine. Le poëte ne sut pas résister, mais son génie était habitué à lui commander et non à lui obéir; aussi l'abandonna-t-il presque entièrement dans cette entreprise, et il ne lui prêta quelque secours qu'à la fin de son poëme, pour raconter une fable, qu'on aurait dû joindre à celles de son recueil.

Ce recueil de fables, lorsque le poëme sur le quinquina fut composé, avait paru en entier, sauf le douzième et dernier livre, en deux fois, et à dix ans d'intervalle. Ces publications, jointes à celles des contes, avaient successivement accru la célébrité de leur auteur, et fait connaître à la France une langue poétique toute nouvelle, fusion heureuse du langage naïf et énergique du siècle de François Ier, et de la noble et brillante élégance du siècle de Louis XIV.

L'absence de la duchesse de Bouillon, nécessitée par ses aventures galantes et d'autres affaires d'une nature grave, et la mort de la duchesse d'Orléans, avaient privé à la fois la Fontaine de ses deux protectrices : ce qui était d'autant plus tâcheux pour lui, que son insouciance pour ses affaires avait considérablement réduit sa fortune, et que cependant il lui fallait pourvoir à l'éducation de son fils, alors âgé de qua

torze ans.

d'Orléans, conférée à Jean de la Fontaine, signées de Marguerite ellemême, nous a été remis avec les actes d'enregistrement au tribunal de Château-Thierry. Cela n'empêchera pas les faiseurs de notices de répé ter cette erreur.

Madame de la Sablière tira la Fontaine de cette position embarrassante. A sa prière, de Harlay, premier président au parlement de Paris, qui goûtait singulièrement les ouvrages de notre poëte, se chargea de son fils; et madame de la Sablière retira chez elle le fabuliste, qui y resta tant qu'elle vécut; et, tant qu'elle vécut, elle pourvut à tous ses besoins, sans qu'il eût la peine d'y songer. Les seigneurs les plus aimables et les plus spirituels de la cour, les étrangers illustres, les gens de lettres, les artistes, se réunissaient chez madame de la Sablière. Elle s'était rendue célèbre non-seulement en France, mais dans toute l'Europe, par ses progrès dans la philosophie et les sciences, par son esprit et les grâces de sa personne. Son mari, homme léger, aimable, faisait des vers agréables, était fort adonné aux plaisirs, très-inconstant dans ses goûts, et, comme presque tous ceux qui alors, avec de tels penchants, étaient possesseurs d'une grande fortune, il entretenait des maîtresses. Du reste, il ne se montrait nullement jaloux de sa femme, qui, de son côté, ne se croyait pas astreinte à lui garder une fidélité dont il semblait faire peu de cas. La liaison de madame de la Sablière avec le marquis de la Fare était publique; mais elle durait depuis si longtemps, qu'elle avait presque donné une réputation de vertu aux deux amants. Tout à coup les assiduités de la Fare auprès de madame de la Sablière devinrent plus rares, et l'on sut bientôt qu'ayant pris goût à la société licencieuse qui se rassemblait chez la Champmeslé, il y passait toutes ses soirées, et qu'il n'avait pu résister aux séductions de cette actrice, qui pourtant n'était pas belle.

Madame de la Sablière, sacrifiée au goût du jeu et de la débauche, blessée dans son orgueil et dans les sentiments les plus vifs et les plus chers de son cœur, sans bruit, sans éclat, se jeta aussitôt dans les bras de la religion, mais avec une résolution, une ferveur, un abandon, qui lui acquirent l'estime et excitèrent l'admiration de toute la partie sérieuse et sévère de la société de cette époque. Peu après, son mari mourut; et n'ayant plus rien qui la retînt dans le monde,

elle se retira aux Incurables, pour y soigner les malades et se consacrer entièrement aux bonnes œuvres.

Plus de société, plus de conversations, plus de plaisirs, plus d'épanchements de cœur, dans cet hôtel de madame de la Sablière, où la Fontaine restait isolé. Tout ce qui faisait le charme de sa vie avait disparu d'autour de lui, avec sa bienfaitrice.

Pendant qu'il se trouvait dans cette situation pénible, Colbert mourut : il était de l'Académie française. Les amis de la Fontaine (et on en comptait un grand nombre) voulurent lui faire obtenir la place que le ministre laissait vacante à l'Académie. La Fontaine, qui, dans l'isolement où il se trouvait, vit dans ce projet un moyen de se réunir fréquemment avec des hommes qu'il chérissait, de causer de vers et de littérature, adopta ce projet avec un empressement dont on ne l'aurait pas cru capable.

La réussite n'en était pas facile. Louis XIV était pour son concurrent, et ce concurrent était Boileau.

Les choses étaient bien changées pour la Fontaine depuis le temps de sa jeunesse. Louis XIV, marié en secret à la veuve de Scarron, n'avait plus de maîtresse. Molière n'était plus, les ballets et les fêtes splendides avaient cessé. Tous les courtisans de l'âge du roi s'étaient réformés, à son exemple. La cour était devenue sérieuse et dévote. Mais cependant une nouvelle génération, qui aussi en faisait partie, s'abandonnait sans contrainte à ce goût effréné pour les plaisirs, dont l'exemple du monarque avait fait une sorte de mode dans la nation. Ceux qui, d'un âge plus mûr ou d'un caractère plus sérieux, voulaient conserver leur indépendance, sans participer au scandale de cette jeunesse inconsidérée, encoura geaient son indocilité, et applaudissaient à son audace.

La Fontaine était fort répandu dans cette classe de la société, qui avait aussi un parti dans l'Académie. Turenne chérissait notre poëte, le grand Condé le comblait de ses bontés; il était accueilli avec faveur par cette princesse de Conti, la plus belle des filles de Louis XIV, par son mari et

son beau-frère, les deux princes de Conti. Vendôme, et son frère le grand prieur, non-seulement aimaient la Fontaine, mais le pensionnaient. Il était admis dans leur société intime et dans leurs joyeux banquets. C'est pour cette société, et à son instigation, qu'il composa ses derniers contes, malheureusement plus licencieux que les premiers: ils ne purent, comme ceux-ci, paraître avec privilége du roi. La Champmeslé les débitait en secret; et il est probable, ainsi que le dit Furetière, que la Fontaine lui en abandonnait le profit, et payait ainsi ses faveurs.

Ce recueil de contes était une arme redoutable entre les mains de ceux qui voulaient fermer à la Fontaine les portes de l'Académie. Le président Rose, secrétaire intime du roi, et très-avant dans sa faveur, jeta ce livre sur la table le jour de l'élection, et demanda, avec colère, si l'Académie oserait proposer à l'approbation du roi l'auteur d'un livre flétri par une sentence de police. Cette manière violente ne réussit point. Des voix s'élevèrent pour défendre la Fontaine, et il fut élu. Ce fut là peut-être le premier acte d'indépendance de l'Académie française. Le roi reçut très-mal ses députés, et n'approuva pas. Mais l'Académie ne rétracta point son choix. La Fontaine fit une jolie ballade pour supplier le roi de consentir à sa nomination, et il fit agir madame de Thianges, qui, malgré la retraite de sa sœur, avait conservé tout son crédit à la cour. Une nouvelle place vint à vaquer à l'Académie. Boileau, ainsi que le roi le désirait, y fut nommé, et Louis XIV donna alors, en même temps, son approbation à l'élection de la Fontaine et à celle de Boileau; et l'auteur des contes et celui des satires furent enfin, tous deux et en même temps, académiciens.

Dans l'épître à madame de la Sablière, que la Fontaine lut dans la séance publique le jour de sa réception, il fit en beaux vers une sorte d'amende honorable de sa vie passée, et il manifesta l'intention de suivre les conseils de son amie et de sa bienfaitrice mais il craignait de ne pouvoir y parvenir, et disait :

:

Ne point errer est chose au-dessus de mes forces....
Tel que fut mon printemps, je crains que l'on ne voie
Les plus chers de mes jours aux vains désirs en proie

En effet, il continua son même genre de vie, et fit encore des contes; mais cependant sa plume fut plus réservée, et ses nouvelles productions n'en eurent que plus de charme.

Tout semblait conspirer contre la résolution qu'il avait voulu prendre. Sa verte vieillesse se trouvait assiégée par tous les genres de séductions. Un jeune conseiller au parlement de Paris, nommé Hervart, et sa femme, aimable et jolie, l'avaient pris en amitié, et tous deux se plaisaient à l'attirer chez eux et à leur campagne. Là ils passaient la belle saison en compagnie avec plusieurs jeunes femmes, leurs parentes, et avec Vergier, le plus heureux des imitateurs de la Fontaine. Cette société si gaie, si séduisante, de Bois-le-Vicomte et de l'hôtel d'Hervart, éveillait l'imagination de notre poëte, et prolongeait en lui, au delà du terme ordinairement prescrit par la nature, le règne des illusions et des désirs.

Toutefois, les exemples et les exhortations de madame de la Sablière, et de Racine et de Maucroix, ses meilleurs amis, autrefois compagnons des écarts de sa jeunesse, et désormais livrés à la plus austère piété, faisaient impression sur lui; et, aidés des bienfaits de l'âge, ils auraient plus tôt triomphé de ses déplorables habitudes, sans une influence qui vint encore en prolonger le cours.

Une certaine madame Ulrich lisait avec délices les Contes de la Fontaine, et éprouvait le plus vif regret qu'il eût renoncé à en composer. Femme d'un maître d'hôtel du comte d'Auvergne, frère du duc de Bouillon, chez lequel la Fontaine allait souvent dîner, elle avait eu occasion de voir ce poëte et de le connaître. Elle prit la résolution d'employer tous les moyens qui étaient en son pouvoir, pour obtenir de lui de nouveaux écrits dans le genre de ceux qui avaient tant charmé son imagination licencieuse. Déjà sur le retour de l'âge, puisqu'elle avait une fille de quinze ans, elle était cependant encore fraîche et belle. Complaisante compagne de

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