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Il ne nous vint pas dans l'esprit que ce pouvait être une feinte, parceque nous ne nous connaissions pas les uns les autres. Je soupçonnai même le petit chantre, comme il eut peut-être de moi la même pensée. D'ailleurs, nous étions tous de jeunes sots; nous crûmes de bonne foi qu'on commencerait par nous mettre à la gêne. Ainsi, cédant à notre frayeur, nous sortîmes de la chambre fort brusquement. Les uns gagnent la rue, les autres le jardin; chacun cherche son salut dans la fuite.

Pour moi, plus épouvanté peut-être que les autres, je gagnai la campagne, et sautant tous les fossés que je trouvais sur mon passage, j'arrivai enfin auprès d'une forêt. J'allais m'y jeter, et me cacher dans le plus épais hallier, lorsque deux hommes à cheval s'offrirent tout-à-coup au devant de mes pas. Ils s'approchèrent de moi, et me mettant chacun un pistolet sur la gorge, ils me sommèrent de leur apprendre qui j'étais, d'où je venais, et ce que je voulais aller faire dans cette forêt; et surtout de ne leur rien déguiser. A cette manière d'interroger, qui me parut bien valoir la question, dont le muletier nous avait fait fête, je répondis que j'étais un jeune homme d'Oviedo, qui allait à Salamanque; je leur contai même l'alarme qu'on venait de nous donner, et j'avouai que la crainte d'être appliqué à la torture m'avait fait prendre la fuite. Ils firent un éclat de rire à ce discours, qui marquait ma simplicité, et l'un d'eux me dit: "Rassure-toi, mon ami, viens avec nous, et ne crains rien; nous allons te mettre en sûreté." A ces mots, il me fit monter en croupe sur son cheval, et nous nous enfonçâmes bientôt dans la forèt.

Je ne savais ce que je devais penser de cette rencontre; je n'en augurais pourtant rien de sinistre. Si ces gens-ci, disais-je en moi-même, étaient des voleurs, ils m'auraient volé, et peut-être assassiné. Il faut que ce soit de bons gentilshommes de ce pays-ci, qui, me

voyant effrayé, ont pitié de moi, et m'emmènent chez eux par charité. Je ne fus pas long-temps dans l'incertitude. Après quelques détours, nous nous trouvâmes au pied d'une colline, où nous descendîmes de cheval. "C'est ici que nous demeurons," me dit un des cavaliers. J'avais beau regarder de tous côtés, je n'apercevais ni maison, ni cabane, pas la moindre apparence d'habitation. Cependant ces deux hommes levèrent une grande trappe de bois, couverte de terre et de broussailles, qui cachait l'entrée d'une longue allée en pente et souterraine, où les chevaux se jetèrent d'eux-mêmes, comme des animaux qui y étaient accoutumés. Les cavaliers m'y firent entrer après eux; puis, baissant la trappe, avec des cordes qui y étaient attachées pour cet effet, voilà le digne neveu de mon oncle Perez pris comme un rat dans une ratière.

CHAPITRE V.

Description du souterrain, et quelles choses y vit Gilblas.

Je connus alors avec quelle sorte de gens j'étais et l'on doit bien juger que cette connaissance m'ôta ma première crainte. Une frayeur plus grande et plus juste vint s'emparer de mes sens; je crus que j'allais perdre la vie avec mes ducats. Ainsi, me regardant comme une victime qu'on conduit a l'autel, je marchais déja plus mort que vif, entre mes deux conducteurs, qui m'exhortaient inutilement à ne rien craindre. Quand nous eûmes fait environ deux-cents pas, nous entrâmes dans une écurie qu'éclairaient deux grosses lampes de fer pendues à la voûte. Il y avait une bonne provision de paille, et plusieurs tonneaux remplis d'orge. Vingt chevaux pouvaient y être à leur aise; mais il n'y avait alors que les deux qui venaient d'arriver. Un vieux nègre, qui paraissait assez vigoureux, s'occupait à les attacher au ratelier.

Nous sortîmes de l'écurie; et, à la triste lueur de quelques autres lampes, qui semblaient n'éclairer ces lieux que pour en montrer l'horreur, nous parvînmes à une cuisine, où une vieille femme faisait rôtir des viandes sur des brasiers, et préparait le souper. "Tenez, dame Léonarde," dit un des cavaliers, en me présentant à ce bel ange de ténèbres, "voici un jeune garçon que nous vous amenons." Puis, il se tourna de mon côté, et remarquant que j'étais pâle et défait, "Mon ami," me dit-il, "reviens de ta frayeur, on ne veut te faire aucun mal. Nous avions besoin d'un valet, pour soulager notre cuisinière, nous t'avons rencontré; cela est heureux pour toi. Tu tiendras ici la place d'un garçon, qui s'est laissé mourir, il y a quinze jours. C'était un jeune homme d'une complexion très délicate. Tu me parais plus robuste que lui, tu ne mourras pas. Véritablement tu ne reverras plus le soleil; mais en récompense, tu feras bonne clière et bon feu." En même temps, il prit un flambeau, et m'ordonna de le suivre.

Il me mena dans une cave, où je vis une infinité de bouteilles, et de pots de terre bien bouchés, qui étaient pleins, disait-il, d'un excellent vin. Ensuite il me fit traverser plusieurs chambres : dans les unes il y avait des pièces de toile, dans les autres, des étoffes de laine et de soie. J'aperçus dans une autre de l'or et de l'argent, et beaucoup de vaisselle, à divers armoiries. Il me fit ensuite de nouvelles questions. Il me demanda comment je me nommais, pourquoi j'étais sorti d'Oviédo; et lorsque j'eus satisfait sa curiosité, "Eh bien ! Gilblas," me dit-il, "puisque tu n'as quitté ta patrie que pour chercher un bon poste, il faut que tu sois né sous une bien bonne étoile, pour être tombé entre nos mains. Je te l'ai déja dit, tu vivras ici dans l'abondance, et tu rouleras sur l'or et sur l'argent. D'ailleurs tu y seras en sûreté. Tel est ce souterrain, que les officiers de la sainte Hermandad viendraient cent fois

dans cette forêt sans le découvrir. L'entrée n'en est connue que de moi et de mes camarades. Il y a près de quinze ans que je l'habite impunément. Je m'appelle le Capitaine Rolando. Je suis chef de la compagnie, et l'homme que tu as vu avec moi est un de mes cavaliers."

CHAPITRE VI.

De l'arrivée de plusieurs autres voleurs dans le souterrain, et de l'agréable conversation qu'ils eurent ensemble.

Comme le Seigneur Rolando achevait de parler de cette sorte, il parut dans le salon six nouveaux visages. C'était le lieutenant avec cinq hommes de la troupe, qui revenaient chargés de butin. Le lieutenant adressa la parole au capitaine, et lui rendit compte de son expédition. Alors il ne fut plus question que de se réjouir. On dressa dans le salon une grande table, et l'on me renvoya dans la cuisine, où la dame Léonarde m'instruisit de ce que j'avais à faire. Je cédai à la nécessité, puisque mon mauvais sort le voulait ainsi; et, dévorant ma douleur, je me préparai à servir ces honnêtes gens.

Je débutai par le buffet, que je parai de tasses d'argent, et de plusieurs bouteilles de terre pleines de ce bon vin que le Seigneur Rolando m'avait vanté. J'apportai le souper, qui ne fut plus tôt servi, que tous les cavaliers se mirent à table. Ils commencèrent à manger avec beaucoup d'appétit ; et moi, debout derrière eux, je me tins prêt à leur verser du vin. Je m'en acquittai de si bonne grâce, que je m'attirai des complimens. Ils me louèrent tous; ils dirent que je paraissais né pour être leur échanson, que je valais cent fois mieux que mon prédécesseur, et comme depuis sa mort, c'était la Segnora Léonarda qui avait Î'honneur de présenter le nectar à ces dieux infernaux,

ils la privèrent de ce glorieux emploi, pour m'en revêtir. Ainsi, nouveau Ganymède, je succédai à cette vieille Hébé.

Un grand plat de rôt, servi peu de temps après, vint achever de rassasier les voleurs; ce qui n'était pourtant pas facile à faire, car ils étaient tous des gaillards d'un fort bon appétit. Les voleurs, buvant à proportion qu'ils mangeaient, furent bientôt de belle humeur, et firent un beau bruit. Les voilà qui parlent tous à la fois. L'un commence une histoire, l'autre rapporte un bon mot, un autre crie, un autre chante; ils ne s'entendent point.

Enfin Rolando, fatigué de cette scène, le prit d'un ton si haut, qu'il imposa silence à la compagnie. “Messieurs," leur dit-il, "écoutez ce que j'ai à vous proposer. Au lieu de nous étourdir les uns les autres, en parlant tous ensemble, ne ferions pas mieux de nous entretenir comme des gens raisonnables? Il me vient une pensée. Depuis que nous sommes associés, nous n'avons pas eu la curiosité de nous demander quelles sont nos familles, et par quel enchaînement d'aventures nous avons embrassé notre profession. Cela me parait toutefois digne d'être su. Faisons-nous cette confidence, pour nous divertir." Le lieutenant et les autres, comme s'ils avaient eu quelque chose de beau à raconter, acceptèrent avec de grandes démonstrations de joie la proposition du capitaine, qui parla le premier. Les huit voleurs racontèrent leur histoire tour-à-tour; et, lorsque je les eus tous entendus, je ne fus pris de les voir ensemble. Ils changèrent ensuite de discours. Ils mirent sur le tapis divers projets pour la campagne prochaine; et, après avoir formé une résolution, ils se levèrent de table pour s'aller coucher.

pas sur

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