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fumée du tabac. Ce fut un nouvel inconvenient. En ceffant de me conformer à la maniére de vivre de mes Compagnons de voïage, je paffai pour un efféminé, & ceux mêmes qui jufques-là m'avoient temoigné quelque eftime, parurent me méprifer comme les autres. A dire vrai nous étions bien à deux de jeu fur cet Article.

Cependant nous approchions de la Ligne fort & ferme, & nous nous félicitions du bonheur de nôtre Navigation. Il fallut bientôt changer de notte, tant il eft vrai que fur Mer il ne faut compter für rien. Depuis le paffage de la Ligne le vent nous manqua abfolument; ce qui nous fit fen tir durant le calme des chaleurs extrêmes. Nous avions le foleil à pic, c'est-à-dire perpendiculairement fur la tête, & il nous brûloit avec tant de violence, que plus des trois quarts de l'équipage fe trouvérent fur les dents. On étouffoit; & pour comble de difgrace l'éau, le pain, le vin & la viande fe corrompirent & cauférent des maladies, qui nous emportérent jufqu'à vingt-huit hommes. Je fus graces à Dieu un de ceux qui refifté

rent

rent le mieux au mauvais air, à la faim & à la foif; j'arrivai au Cap de BonneEfpérance, fi non auffi frais, du moins auffi fain , que lorsque je m'étois embarqué.

J'ai déjà dit que pendant le long calme que nous effuïâmes nous perdîmes vingt-huit hommes. De ce nombre fut le prémier Pilote, vieuxGarçon, François de Nation, qui avoit pris un tel attachement pour moi, qu'il me fit en mourant fon héritier univerfel par fon teftament. Le don confiftoit en quelques caves de vin du Rhin, & en un coffre de marchandifes fines, qui pouvoient avoir coûté à Amfterdam fept à huit mille florins. C'étoit peu de chofe; cependant ce fut un objet de fortune pour moi; car non feulement je gagnai affés confidérablement deffus; mais ce petit fonds me mit en état d'amaffer un bien raisonnable, comme j'aurai occafion de le dire dans la fuite.

La mort du Pilote, mon bien-faiteur, que je regrettai réellement, fut la derniére des difgraces de mon voïage. Deux jours après que l'on eut jetté fon corps à la Mer, nous apperçûmes diftinctement les Montagnes

du

du Cap, agréable fpectacle pour des gens qui n'avoient point vû de terre. depuis plus de deux mois & demi. Nous nous y rafraichîmes. durant quatorze jours & y prîmes le nombre de Matelots qui nous étoient nécessaires pour continuer nôtre route. Elle fut affés heureufe, nous eûmes presque toujours le vent favorable; & fi ce n'eut été les groffes Mers & le roulis de nôtre Vaiffeau, qui nous fatiguoient beaucoup, nous nous ferions crus les plus heureux Mortels du Monde.

Ce fut un Dimanche que nous mouillâmes à la vûë, ou plutôt à la rade de Batavia, car nous ne voïons point la Ville, le Fort la couvrant; outre qu'elle eft dans les terres, le terrain fur lequel on l'a bâtie eft fort plat & les Maifons basses.

Quand j'eus pris terre, je me trouvai, contre mon attente, dans une Ville agéable, affés reffemblante aux Villes de Hollande, tant pour les canaux, que pour les rues & les arbres, fi ce n'eft que l'on voit ici une verdure perpétuelle. Il y fourmille un grand nombre d'Habitans, ou plutôt un affemblage de toutes fortes de NaTom. Ï. G tions;

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tions; car on y trouve des Chinois, des Malaies des Maures, des François des Anglois, des Portugais, des Hollandois, en un mot des Ŏrientaux & des Européens les prémiers cependant font le plus grand nombre; ils s'y retirérent pour ne pas fe foumettre aux Tartares, lors que ceux-ci firent la conquête de la Chine.

Mon prémier foin, après mon débarquement, fut de me produire, afin de tâcher de trouver une perfonne d'expérience, qui pût conduire mes pas dans le chemin de la Fortune, & m'aider par fes confeils à faire fructifier le peu de fonds que j'avois entre les mains. Je me fis préfenter au Général, quia ici une Cour plus lefte, que bien des Souverains de l'Europe. Je rendis vifite aux Confeillers du Fort & à quelques autres perfonnes, qui avoient quelque relief dans la Ville; car ici on ne manque pas de perfonnes opulentes, qui comptent leur bien par quantité de tonnes d'or.

CHA

CHAPITRE II.

Mario fait connoiffance avec un Marchand

A

Anglois.

Force de vifiter, je crus avoir trouvé mon fait dans un Confeiller, qui m'avoit parû avoir l'ame bienfaifante & de qui j'avois été reçû avec tout l'accueil imaginable. Je crus cependant, avant que de faire cette démarche devoir en communiquer à un Marchand Anglois, riche Habitant de la Ville, avec qui j'avois fait connoiffance, dont l'entretien m'avoit fait tant ce plaifir, que je paffois la plus grande partie de mon tems avec lui, & dans qui j'avois cru remarquer toutes les qualités, que l'on peut défirer dans un véritable ami.

C'étoit un homme d'environ cinquante cinq ans, fans autres enfans qu'une fille mariée avantageufement. Il étoit plein de politeffe, de droiture & de franchife; il aimoit la fociété, & étoit naturellement porté à faire plaifir. Unjour que je foupois tête à G 2 tête

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