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ment et la chaleur de son imagination en auraient pu faire un capitaine redoutable. Mais, malgré ces qualités, il ne chercha point à se venger de Gamaliel par les armes. Il ne fit point comme les Judas, les Theudas, les Barcochebas, qui levèrent des troupes; il suivit les préceptes de Jésus, il souffrit; et même il eut, à ce qu'on prétend, la tête tranchée. Faire une armée de chrétiens était donc dans les premiers temps une contradiction dans les termes.

Ils est clair que les chrétiens n'entrèrent dans les troupes de l'empire que quand l'esprit qui les animait fut changé. Ils avaient dans les deux premiers siècles de l'horreur pour les temples, les autels, les cierges, l'encens, l'eau lustrale; Porphyre les comparait aux renards qui disent: Ils sont trop verts. Si vous pouviez avoir, disait-il, de beaux temples brillans d'or, avec de grosses rentes pour les desservans, vous aimeriez les temples passionnément. Ils se donnèrent ensuite tout ce qu'ils avaient abhorré. C'est ainsi qu'ayant détesté le métier des armes, ils allèrent enfin à la guerre. Les chrétiens, dès le temps de Dioclétien, furent aussi différens des chrétiens du temps des apôtres, que nous sommes différens des chrétiens du troisième siècle.

Je ne conçois pas comment un esprit aussi éclairé et aussi hardi que celui de Montesquieu a pu condamner sévèrement un autre génie bien

DICTIONN. PHILOS. T. IV.

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plus méthodique que le sien, et combattre cette vérité annoncée par Bayle', « qu'une société de << vrais chrétiens pourrait vivre heureusement en«< semble, mais qu'elle se défendrait mal contre << les attaques d'un ennemi. »

<< Ce seraient, dit Montesquieu, des citoyens << infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui au<< raient un très grand zèle pour les remplir. Ils << sentiraient très bien les droits de la défense na«turelle. Plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, << seraient infiniment plus forts que ce faux hon<< neur des monarchies, ces vertus humaines des

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républiques, et cette crainte servile des états despotiques. >>

Assurément, l'auteur de l'Esprit des Lois ne songeait pas aux paroles de l'Évangile quand il dit que les vrais chrétiens sentiraient très bien les droits de la défense naturelle. Il ne se souvenait pas de l'ordre de donner sa tunique quand on vous vole le manteau, et de tendre l'autre joue quand on a reçu un soufflet. Voilà les principes de la défense naturelle très clairement anéantis. Ceux que nous appelons quakers ont toujours refusé de combattre; mais ils auraient été écrasés dans la guerre de 1756, s'ils n'avaient pas été secourus et

1 Continuation des Pensées diverses, article cxxiv.

forcés à se laisser secourir par les autres Anglais '. N'est-il pas indubitable que ceux qui penseraient en tout comme des martyrs se battraient fort mal contre des grenadiers? Toutes les paroles de ce chapitre de l'Esprit des Lois me paraissent fausses. « Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts, etc. >> Oui, plus forts pour les empêcher de manier l'épée, pour les faire trembler de répandre le sang de leur prochain, pour leur faire regarder la vie comme un fardeau, dont le souverain bonheur est d'être déchargé.

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<<< On les enverrait, dit Bayle, comme des brebis << au milieu des loups, si on les fesait aller repous<< ser de vieux corps d'infanterie, ou charger des régimens de cuirassiers. »>

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Bayle avait très grande raison. Montesquieu ne s'est pas aperçu qu'en le réfutant il ne voyait que les chrétiens mercenaires et sanguinaires d'aujour'd'hui, et non pas les premiers chrétiens. Il semble qu'il ait voulu prévenir les injustes accusations qu'il a essuyées des fanatiques, en leur sacrifiant Bayle; et il n'y a rien gagné. Ce sont deux grands hommes qui paraissent d'avis différent, et qui auraient eu toujours le même s'ils avaient été également libres.

« Le faux honneur des monarchies, les vertus

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<< humaines des républiques, la crainte servile des << états despotiques; » rien de tout cela ne fait les soldats, comme le prétend l'Esprit des Lois. Quand nous levons un régiment, dont le quart déserte au bout de quinze jours, il n'y a pas un seul des enrôlés qui pense à l'honneur de la monarchie; ils ne savent ce que c'est. Les troupes mercenaires de la république de Venise connaissent leur paye, et non la vertu républicaine, de laquelle on ne parle jamais dans la place Saint-Marc. Je ne crois pas, en un mot, qu'il y ait un seul homme sur la terre qui s'enrôle dans un régiment par vertu.

Ce n'est point non plus par une crainte servile que les Turcs et les Russes se battent avec un acharnement et une fureur de lions et de tigres; on n'a point ainsi du courage par crainte. Ce n'est pas non plus par dévotion que les Russes ont battu les armées de Moustapha. Il serait à désirer, ce me semble, qu'un homme si ingénieux eût plus cherché à faire connaître le vrai qu'à montrer son esprit. Il faut s'oublier entièrement quand on veut instruire les hommes, et n'avoir en vue que la vérité.

ÉTATS, GOUVERNEMENS.

Quel est le meilleur ?

Je n'ai jusqu'à présent connu personne qui n'ait gouverné quelque état. Je ne parle pas de messieurs les ministres, qui gouvernent en effet, les uns deux

ou trois ans, les autres six mois, les autres six semaines ; je parle de tous les autres hommes qui, à souper ou dans leur cabinet, étalent leur système de gouvernement, réforment les armées, l'église, la robe et la finance.

I

L'abbé de Bourzeis se mit à gouverner la France vers l'an 1645, sous le nom du cardinal de Richelieu, et fit ce Testament politique, dans lequel il veut enrôler la noblesse dans la cavalerie pour trois ans, faire payer la taille aux chambres des comptes et aux parlemens, priver le roi du produit de la gabelle; il assure surtout que pour entrer en campagne avec cinquante mille hommes, il faut par économie en lever cent mille. Il affirme que << la Provence seule a beaucoup plus de beaux << ports de mer que l'Espagne et l'Italie ensemble. >>

L'abbé de Bourzeis n'avait pas voyagé. Au reste, son ouvrage fourmille d'anachronismes et d'erreurs; il fait signer le cardinal de Richelieu d'une manière dont il ne signa jamais : ainsi qu'il le fait parler comme il n'a jamais parlé. Au surplus, il emploie un chapitre entier à dire que la raison doit être la règle d'un état, et à tâcher de prouver cette découverte. Cet ouvrage de ténèbres, ce bâtard de l'abbé de Bourzeis a passé long-temps

**Il sera parlé ailleurs de ce fameux Testament que l'on attribue au marquis du Chastelet, et dont la première partie fut publiés en 1687. (L. D. B.)

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