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ma coutume me suffirait, s'il n'y avait pas dans notre pays cent quarante-quatre coutumes diffé

rentes.

J'entendis d'abord mon professeur qui commença par distinguer la jurisprudence en droit naturel et droit des gens; le droit naturel est commun, selon lui, aux hommes et aux bêtes; et le droit des gens, commun à toutes les nations, dont aucune n'est d'accord avec ses voisins.

Ensuite on me parle de la loi des Douze-Tables, abrogée bien vite chez ceux qui l'avaient faite; de l'édit du préteur, quand nous n'avons point de préteur; de tout ce qui concerne les esclaves, quand nous n'avons point d'esclaves domestiques (au moins dans l'Europe chrétienne); du divorce, quand le divorce n'est pas encore reçu chez nous, etc. etc. etc.

Je m'aperçus bientôt qu'on me plongeait dans in abyme dont je ne pourrais jamais me tirer. Je s qu'on m'avait donné une éducation très inutile jour me conduire dans le monde.

J'avoue que ma confusion a redoublé quand j'ai lu nos ordonnances; il y en a la valeur de quatre-vingts volumes, qui presque toutes se contredisent. Je suis obligé, quand je juge, de m'en rapporter au peu de bon sens et d'équité que la nature m'a donné; et avec ces deux secours je me trompe à presque toutes les audiences.

J'ai un frère qui étudie en théologie pour être grand-vicaire; il se plaint bien davantage de son éducation : il faut qu'il consume six années à bien statuer s'il y a neuf chœurs d'anges, et quelle est la différence précise entre un trône et une domination; si le Phison dans le paradis terrestre était à droite ou à gauche du Géhon; si la langue dans laquelle le serpent eut des conversations avec Ève était la même que celle dont l'ânesse se servit avec Balaam : comment Melchisedech était né sans père et sans mère; en quel endroit demeure Énoch, qui n'est point mort; où sont les chevaux qui transportèrent Élie dans un char de feu, après qu'il eut séparé les eaux du Jourdain avec son manteau, et dans quel temps il doit revenir pour annoncer la fin du monde. Mon frère dit que toutes ces questions l'embarrassent beaucoup, et ne lui ont encore pu procurer un canonicat de Notre-Dame, sur lequel nous comptions.

Vous voyez, entre nous, que la plupart de nos éducations sont ridicules, et que celles qu'on reçoit dans les arts et métiers sont infiniment meilleures.

L'EX-JÉSUITE.

D'accord; mais je n'ai pas de quoi vivre avec mes quatre cents francs, qui font vingt-deux sous deux deniers par jour; tandis que tel homme, dont le père allait derrière un carrosse, a trente

six chevaux dans son écurie, quatre cuisiniers, et

point d'aumônier.

LE CONSEILLER.

Hé bien! je vous donne quatre cents autres francs de ma poche; c'est ce que Jean Despautère ne m'avait point enseigné dans mon éducation.

ÉGALITÉ.

SECTION PREMIÈRE.

Il est clair que tous les hommes, jouissant des facultés attachées à leur nature, sont égaux; ils le sont quand ils s'acquittent des fonctions animales, et quand ils exercent leur entendement. Le roi de la Chine, le grand-mogol, le padisha de Turquie ne peut dire au dernier des hommes: Je te défends de digérer, d'aller à la garde-robe, et de penser. Tous les animaux de chaque espèce sont égaux entre eux :

Un cheval ne dit point au cheval son confrère :

Qu'on peigne mes beaux crins, qu'on m'étrille et me ferre;
Toi, cours, et va porter mes ordres souverains

Aux mulets de ces bords, aux ânes mes voisins;
Toi, prépare les grains dont je fais des largesses
A mes fiers favoris, à mes douces maîtresses;
Qu'on châtre les chevaux désignés pour servir
Les coquettes jumens dont seul je dois jouir;
Que tout soit dans la crainte et dans la dépendance:
Et, si quelqu'un de vous hennit en ma présence,
Pour punir cet impie et ce séditieux,

Qui foule aux pieds les lois des chevaux et des dieux,

Pour venger dignement le ciel et la patrie,

Qu'il soit pendu sur l'heure auprès de l'écurie.

Les animaux ont naturellement au dessus de nous l'avantage de l'indépendance. Si un taureau qui courtise une génisse est chassé à coups de cornes par un taureau plus fort que lui, il va chercher une autre maîtresse dans un autre pré, et il vit libre. Un coq battu par un coq se console dans un autre poulailler. Il n'en est pas ainsi de nous: un petit visir exile à Lemnos un bostangi, le visir Azem exile le petit visir à Ténédos; le padisha exile le visir Azem à Rhodes; les janissaires mettent en prison le padisha, et en élisent un autre qui exilera les bons musulmans à son choix; encore lui sera-t-on bien obligé s'il se borne à ce petit exercice de son autorité sacrée.

Si cette terre était ce qu'elle semble devoir être, si l'homme y trouvait partout une subsistance facile et assurée, et un climat convenable à sa nature, il est clair qu'il eût été impossible à un homme d'en asservir un autre. Que ce globe soit couvert de fruits salutaires; que l'air qui doit contribuer à notre vie ne nous donne point des maladies et une mort prématurée; que l'homme n'ait besoin d'autre logis et d'autre lit que de celui des daims et des chevreuils; alors les Gengiskan et les Tamerlan n'auront de valets que leurs enfans,

qui seront assez honnêtes gens pour les aider dans leur vieillesse.

Dans cet état naturel dont jouissent tous les quadrupèdes non domptés, les oiseaux et les reptiles, l'homme serait aussi heureux qu'eux; la domination serait alors une chimère, une absurdité à laquelle personne ne penserait; car pourquoi chercher des serviteurs quand vous n'avez besoin d'aucun service?

S'il passait par l'esprit de quelque individu à tête tyrannique et à bras nerveux d'asservir son voisin moins fort que lui, la chose serait impossible; l'opprimé serait sur le Danube avant que l'oppresseur eût pris ses mesures sur le Volga.

Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux, s'ils étaient sans besoins; la misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme ce n'est pas l'inégalité qui est un malheur réel, c'est la dépendance. Il importe fort peu que tel homme s'appelle sa hautesse, tel autre sa sainteté ; mais il est dur de servir l'un ou l'autre.

Une famille nombreuse à cultivé un bon terroir; deux petites familles voisines ont des champs ingrats et rebelles; il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente, ou qu'elles l'égorgent cela va sans difficulté. Une des deux familles indigentes va offrir ses bras à la riche

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