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Atrée, du nom de « la vraie tragédie », c'était tout simplement le mélodrame. Le principe d'intérêt de la tragédie française est autre désormais, ou plutôt la tragédie française a vécu.

de style

de style

Faut-il ajouter un mot du style de Crébillon? Il est à la hauteur de la pensée. Sous la forme de style galant : par exemple dans Electre, acte I, sc. Ix, émouvant dans Rhadamiste, acte III, sc. v, fort Atrée, acte V, sc. Iv, ou de style politique : Catilina, acte III, sc. 1 —, il est également détestable. On conte à ce sujet que Boileau, à qui on lisait Rhadamiste en 1711, s'écriait : « Auprès de ces gens-là, c'étaient des soleils, que les Pradon et les Boyer dont nous nous sommes tant moqués dans notre jeunesse!» Il n'avait pas tout à fait tort.

Ce qu'il semble d'ailleurs qu'il y ait de plus grave, c'est que de ces tragédies tout intérêt humain a disparu, en même temps que l'intérêt historique y est nul. Tous ces furieux altérés de sang ne sont que des fantômes, auxquels Crébillon lui-même ne paraît s'intéresser que par l'application d'un procédé. Pour toutes ces raisons, la décadence de la tragédie est désormais complète; le retour des anciens défauts en est la cause et le symptôme. Voltaire seul la retardera ou la suspendra, par tout ce qu'il mettra de son âme dans Zaïre, dans Alzire, dans Mérope, dans Tancrède.

CHAPITRE III

LA COMÉDIE DEPUIS REGNARD JUSQU'À MARIVAUX

Au premier abord, c'est-à-dire si l'on ne jette sur les hommes et sur les œuvres dont nous allons parler qu'un regard rapide et superficiel, il semble qu'il n'y ait, comme pour la tragédie, qu'à chercher les causes et les raisons de la décadence ou de l'affaiblissement dont la comédie de Regnard ou de Dancourt nous apparaît par rapport à la comédie de Molière comme un trop éloquent témoignage. Le Joueur, le Légataire Universel, le Chevalier à la mode ou la Femme d'intrigues sont en effet presque autant au-dessous de l'École des Femmes et de Tartufe que Rhadamiste est au-dessous de Rodogune, et Catilina de Britannicus. Mais si l'on prend la peine d'y regarder de plus près, le point de vue change, et non seulement on démêle chez Regnard ou chez Lesage un mérite, une saveur et une originalité de style qui font défaut à Crébillon ou à l'abbé Genest, mais du milieu même de cette décadence on voit surgir les commencements ou l'espérance au moins d'un art nouveau. C'est ce double mouvement qu'il s'agit d'étudier.

Quant aux raisons de la différence, elles sont faciles à donner d'abord les comiques, plus heureux, ont eu plus de talent; puis la comédie est plus renouvelable : les caractères une fois épuisés, il lui reste l'intrigue et les mœurs; enfin le rire est plus facile à exciter en fait, les auteurs tragiques qui s'exercent dans le genre comique y réussissent, comme par exemple Corneille dans le Menteur, et, dans Les Plaideurs, Racine, tandis que don Garcie de Navarre est un échec pour Molière, et que Sapor en est un autre pour Regnard. En droit, le rire remue une partie moins délicate de la nature humaine, et il est souvent une forme de l'inintelligence.

Quatre auteurs méritent vraiment l'attention, durant la période que nous étudions. Ce sont Regnard (16551709), Le Sage (1668-1747), Dancourt (1661-1725), Dufresny (1648-1724). En les suivant dans cet ordre, nous allons voir le mouvement se dessiner.

Comme les tragiques imitent Corneille, Racine et Quinault, nous allons les voir tous imiter Molière, copier ses intrigues et ses caractères, sans jamais atteindre à sa profondeur, puis se dégager de cette imitation, et à mesure qu'ils s'en dégagent, devenir sinon plus originaux, du moins plus personnels.

Regnard est évidemment le plus voisin de Molière, celui sur qui les souvenirs de Molière pèsent le plus lourdement. Son Joueur (1696), qui est sa pièce la plus sérieuse, indique par son titre seul un rapport avec l'auteur de l'Avare ou du Misanthrope. Ses Folies Amoureuses (1704) rappellent l'Ecole des Femmes. Enfin le Légataire (1708), plus divertissant, est une combinaison

du Malade Imaginaire, des Fourberies de Scapin et de Monsieur de Pourceaugnac.

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Pour avoir une idée précise du théâtre de Regnard, prenons comme exemple son Joueur. On s'attend à une comédie de caractères, mais ce n'en est que l'ombre. Le Jeu, là-dedans, occupe trop peu de place, et n'est pas vraiment une passion. Il est étonnant qu'averti par Molière dans Tartufe ou dans l'Avare, pour ne citer que ces deux comédies, du parti que l'on pouvait tirer de l'étude d'une passion, dans toutes ses manifestations diverses et ses conséquences ridicules, piquantes, ou sérieuses, Regnard n'ait ici employé le jeu que comme un prétexte à couplets, et à faire le nœud de l'intrigue. Et cela est d'autant plus étrange que l'auteur du Joueur ne cesse d'imiter Molière, parfois même Racine, ou Corneille : le monologue du début est taillé sur le patron du monologue de Petit-Jean dans les Plaideurs; dans le même acte I, la scène VII, entre Géronte et Valère, ressemble fort à l'entrevue de don Juan avec son père, et même à celle du Menteur avec son père également. Dans l'acte II, j'ai remarqué une imitation des Femmes Savantes (sc. 1), une autre, du Misanthrope (sc. 11), une troisième des Femmes Savantes (sc. x), une quatrièmè, du Dépit Amoureux (sc. x1). La scène iv de l'acte III est une réminiscence de l'Avare, la scène vi, de don Juan, la scène xi, de l'Avare encore. Enfin la scène x de l'acte IV n'est pas sans rapport avec le Misanthrope, non plus qu'avec les Fourberies de Scapin la scène de l'acte V. - Ce simple coup d'œil jeté sur le chef-d'œuvre de Regnard montre à la fois de quel poids importun le souvenir de Molière pèse sur les auteurs comiques de cette généra

tion, et quelles différences profondes en même temps. séparent leur théâtre de celui de Molière.

Je ne dirai rien de son style que l'on a quelquefois préféré à celui de Molière. Moins solide en effet, il est plus souple, plus spirituel, plus brillant; et toujours il est correct. Surtout il est extrêmement gai. Est-ce un si grand mérite, après tout, et Molière n'est-il pas privé de gaité parfois par sa gravité mème et la profondeur de sa réflexion? Le style de Regnard est gai en grande partie parce qu'il est superficiel. Quoi qu'il en soit, une scène comme la scène vii de l'acte V du Légataire, Géronte apprenant quelles volontés dernières il a dictées, et remercié de ses legs par ses escrocs marque peutêtre, avec quelques scènes du Menteur, de l'Illusion Comique et de l'Etourdi, la perfection de l'art d'écrire en

vers.

Ce n'est pas tout les intrigues de Regnard sont mieux liées que celles de Molière, chez qui trop souvent le dénouement est pour ainsi dire superposé. Regnard excelle à amener le dénoùment: c'est sans doute le côté matériel de l'art, mais il ne laisse pas d'être considérable.

Et puis, il a pressé le mouvement de la pièce. Les comédies de Molière se déroulent avec une lenteur très louisquatorzienne, que des esprits malintentionnés peuvent appeler de la lourdeur; Molière prend son temps, et il développe certaines tirades sinon étrangères à l'action, du moins telles qu'on pourrait les rogner sans que l'intrigue en souffrit beaucoup. Regnard, qui a débuté au théâtre italien, connaît le prix de la vivacité de l'action.

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