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Nous ne parlerons pas de la polémique administrative, qui aura le droit d'intervenir dans l'Annuaire émancipé et qui prouvera que, lui aussi, il peut avoir une opinion sur les hommes et sur les choses de ce département. Ainsi, au lieu de reproduire purement et simplement les procèsverbaux analytiques des séances du Conseil général, ne pourra-t-il pas les commenter à sa manière et formuler, en toute conscience, l'éloge ou le blâme que ce corps délibérant peut avoir mérité?

Nous nous arrêterons ici; nous en avons assez dit pour bien faire comprendre notre pensée. Nous demandons grâce pour ce travail peu séduisant en lui-même, mais que nécessitait la transition intervenue. On nous permettra, en terminant, d'exprimer encore une fois le regret que les encouragements accordés depuis tant d'années à Annuaire, à la Société des sciences historiques et naturelles et à la Société médicale aient été supprimés, dans une même séance, par le Conseil général. Cette marque d'intérêt et de reconnaissance faisait honneur en même temps à la haute intelligence du Conseil et aux travailleurs volontaires de ces associations. Quant à nous, qui avons participé dans des proportions très modestes aux travaux de ces trois fondations libérales, nous avons la ferme. confiance que nul d'entre leurs collaborateurs n'en sera découragé et qu'elles continueront à vivre, sans même s'apercevoir de la petite blessure que l'on a cru leur infliger.

EMILE DUCHÉ,

Membre du Conseil général de l'Yonne.

UN MARDI-GRAS A AUXERRE

EN 1775.

Le carnaval, depuis longtemps déjà, ne vit plus chez nous qu'à l'état de souvenir. Mardi-Gras a été enterré définitivement à Auxerre, il y a nombre d'années, et ce ne sont plus guère que les anciens, qui se souviennent avoir vu le dernier éclat des mascarades autrefois brillantes et courues, organisées dans notre ville.

C'était une grave question que celle du Mardi-Gras, et nos aïeux se seraient fait un cas de conscience de ne point célébrer ce jour comme il convenait.

Cependant, s'il faut en croire le récit que nous donnons plus loin, Mardi-Gras eut aussi quelques éclipses autrefois, et les objurgations du « Maire du Mardi-Gras, » en 1775, à « cette jeunesse oisive qui depuis longtemps avait laissé croupir cet amusement, » prouverait qu'à cette époque il y avait eu interruption déjà dans les réjouissances du carnaval.

Ces scènes représentaient le plus souvent une allégorie, ou reproduisaient un évènement récent. C'est probablement ainsi, qu'en souvenir des évènements de 1774, à la suite desquels la Turquie avait dû céder devant les forces de la Russie, les Auxerrois avaient imaginé, l'année suivante, au carnaval de 1775, de représenter l'entrée d'un ambassadeur Turc. Cette partie avait eu sans doute un éclat inaccoutumé, si nous en croyons le récit publié dans le numéro de février 1775 des Affi

ches, Annonces et Avis divers de la ville et bailliage d'Au

xerre.

Nous le transcrivons ici :

<< Le Mardi-Gras s'est distingué dans cette ville par une fête aussi singulière que gracieuse et amusante, telle qu'on ne se souvient pas d'y en avoir vu d'aussi bien ordonnée et si nombreuse. Une Compagnie de plus de cent masques, tous richement habillés, a représenté une entrée d'ambassadeur Turc, qui, s'étant assemblée dans la grande salle du Pavillon de l'Arquebuse, se mit en route dans l'ordre qui suit: Plusieurs courriers à cheval ouvraient la marche, suivis de quatre Bostangis avec leur Bacha ayant son bâton de commandement. Ensuite vingtquatre eunuques, tous aussi à cheval, battant de la caisse, ayant à leur tête un officier, suivis d'un détachement de spahis, commandés par l'Aga, et l'étendard de Mahomet porté par un des officiers. Le char de l'ambassadeur, très bien orné, suivait immédiatement après; deux vieillards vénérables ensuite dans une autre voiture, dont la beauté ne cédait en rien à la première; puis différents chars contenant les principaux officiers et seigneurs Turcs. La marche était fermée par un autre nombreux détachement de spahis, également tous à cheval, et ayant un lieutenant d'Aga à leur tête. Arrivés à la porte de la ville, cinq masques en robes de palais, représentant MM. les officiers de ville, se sont présentés à la tête de trente hommes à pied de leur garde, sous les armes, ayant leur habit uniforme, et le chef a adressé à l'ambassadeur le discours suivant :

<< Le zèle avec lequel vous vous empressez de pro<< curer un amusement, que depuis longtemps notre << jeunesse oisive avait laissé croupir, vous a déjà attiré << les acclamations du public. Interprètes de tous les << cercles aimables qui composent cette ville, nous venons « vous en témoigner leur satisfaction. Le défaut d'élo<< quence et l'empressement de tous ceux qui parcourent << des yeux la brillante et nombreuse Compagnie que << vous commandez et dont vous êtes jaloux, nous impo<< sent le silence. Nous nous retirons en conséquence et << sommes avec respect les très humbles et obéissants

<< serviteurs, les Maire et échevins du Mardi-Gras de cette << ville d'Auxerre. >>

<< Eux retirés, le détachement s'est emparé du char de l'ambassadeur et a fait les honneurs de la ville aux acclamations du peuple qui l'a suivi en foule en tous les lieux les plus remarquables jusqu'à 5 heures du soir. Puis chacun s'est retiré dans le même ordre de paix et de tranquillité qui a régné pendant toute cette marche qui a fait l'admiration de toute la ville. >>

On le voit, nos pères n'engendraient pas la mélancolie quand ils se mettaient en train.

Le lendemain du Mardi-Gras, comme on sait, on brûlait et on enterrait carnaval représenté par un mannequin grotesque. La cérémonie se faisait en grande pompe et avec tout un cérémonial; on adressait même des invitations pour cette cérémonie. Nous avons trouvé dans la Bibliothèque d'un Sénonais, à la Bibliothèque d'Auxerre, deux de ces curieuses pièces que nous reproduisons ici, bien qu'elles soient postérieures à l'évènement que nous avons raconté plus haut et qu'elles concernent plutôt la ville de Sens. Le papier est entouré d'un large cadre noir et porte :

<< Vous êtes prié d'assister au convoi et enterrement de feu MARDI-GRAS, décédé ce jour d'hier, heure de minuit, qui se feront ce jourd'hui, heure de 6 du soir.

<< Les personnes chez lesquelles cette mort a jetté le deuil et la tristesse sont priées, de la part des plus zélés partisans du deffunt, à assister à son convoi qui doit avoir toute la pompe qu'exige la dignité de cet illustre personnage, justement regretté.

«Le cortège partira de la salle du citoyen Lefort, lieu où le deffunt a rendu le dernier soupir entre les bras des soussignés :

<< L'ENDORMI, LA LASSITUDE, L'EREINTÉ et COURT-D'ARGENT. << Contre-signé: COURBATURE. »

La seconde lettre de faire part est plus joviale encore. Elle porte en tête, à gauche, ces mots : « Omnia sub leges mors vocat atra suas »; à droite: « La mort au

cœur de fer range tout sous ses lois, » et entre les deux suscriptions, dans un cadre, un dessin représentant la mort armée de sa faulx.

Voici le texte :

<< Pleurez, jeunes et vieux, il est mort!

« Vous êtes prié d'assister aux convoi et inhumation de très haut, très puissant et célèbre seigneur messire Ignace Gribaudon Carnaval, surnommé Mardi-Gras, souverain prince de l'empire des riboteurs, dispensateur universel des réjouissances, surintendant des ambigus et festins, heureux fomenteur de toutes les danses et goinfreries, conservateur de la joie, etc., décédé le 13 du présent mois, à minuit sonnant.

«De la part de Jean Gateau, Claude Dindon, Ignace Codinde, Luc Alloyau, Alexis Bécasse, Eustache Boeuf à la Mode, Marie-Anne Saucisse, Fiacre Boudin, Robert Saumon, Gaspard Maquereau, Dom Pourceau, ses plus proches parents. >>

Cette dernière pièce à une allure rabelaisienne qui indiquerait chez son auteur un peu plus de littérature que la première.

Tout cela est mort et bien mort aujourd'hui, et ma foi ne nous en plaignons pas. Ces jeux et ces fêtes cachaient bien des misères. Aujourd'hui, nous dépensons notre activité d'une autre façon, et chacun, croyons-nous, s'en trouve mieux.

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