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des autres. M. Oufle fe retira enfuite dans fa chambre, & Madame Oufle dans la fienne. Les enfans prirent auffi le parti de la retraite, l'abbé Doudou ne demanda point alors que quelqu'un lui tînt compagnie; le vin qu'il avoit bu en plus grande quantité qu'à l'ordinaire, l'empêchoit de fonger à avoir peur. Quant à Sanfugue, auffitôt qu'il fut entré chez lui, il prit un habit de mafque & alla courir le bal avec d'autres jeunes gens qui l'attendoient dans une maifon voifine.

A peine M. Oufle fe fut-il retiré, qu'il lui prit une de ces inquiétudes, qui ne permettent pas que l'on refte long-tems en une place, fans qu'on puifle dire pourquoi on fe met en mouvement. Après s'être promené pendant quelque tems dans fa chambre, il en fort, & cela feulement pour en fortir; il monte un escalier, & paffant devant l'appartement de Sanfugué qu'il trouve ouvert, il y entre, ou pouffé par curiofité, pour favoir s'il y étoit, ou pour y jafer avec lui. Quoi qu'il en foit, y étant entré, & n'y trouvant perfonne, mais feulement les habits de mafque que fon fils avoit négligé ou oublié de ferrer, il en remarqua un destiné à se déguifer en ours, qu'il confidéra plus attentivement que les autres. Cet habit étoit fait de peaux d'ours avec leur poil; elles étoient coufues de manière qu'elles donnoient, depuis la rête jusqu'aux pieds, la reffemblance de cet ani

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mal, à celui qui en étoit couvert. Après l'as voir tourné & retourné quelque tems, il lui vint dans l'efprit de s'en fervir pour faire une, plaifanterie à fa femme. Cette plaifanterie étoit de vêtir cet habit, & enfuite de lui aller faire peur. Ce qu'il trouvoit d'autant mieux imaginé, que madame Oufle lui faifoit des guerres continuelles fur fa crédulité, par rapport aux apparitions, fpectres, fantômes, enchantemens, & autres femblables vifions. Il ne doutoit point, que quand elle auroit été ainfi effrayée, il ne lui fût facile dans la fuite de la réduire à la raifon fur cette matière. La bonne humeur dans laquelle il étoit, lui fit prendre ce parti avec empreffe

ment.

Il emporta donc cet habit dans fa chambre le vêtit, & puis alla très-doucement vers l'appartement de fa femme. Comme il étoit prêt de commencer la fcène, il entendit du bruit, & s'aper çut que la femme de chambre de madame Oufle étoit encore avec elle. Ce contre-tems le chagrina; cependant il ne quitta point fon deffein, il retourna fur fes pas, & rentra chez lui, pour y attendre que cette fille fût partie; & pour fe défennuyer, après s'être affis devant le feu, il prit fur une table le premier livre qui fe trouva fous fa main, c'étoit la démonomanie de Bodin; il l'ouvre, & tombe par hafard fur un endroit

qui traitoit des loups-garoux. Il paffa environ une demi-heure dans cette lecture, & dans celle de quelques autres fujets auffi vifionnaires.. Enfin, le vin, le feu, & la fituation tranquille où il étoit, l'affoupirent & le plongèrent infenfiblement dans un fommeil fi profond, qu'il ne fongea plus à ce qu'il avoit fait, ni a ce qu'il avoit réfolu de faire.

Madame Oufle, qui n'avoit aucun foupçon, ne manqua pas de fe coucher, & dormit de fon côté auffi tranquillement que fon mari; mais fon fommeil dura plus long-tems, & n'eut pas une fuite auffi bizarre que celui de M. Oufle.

La femme de chambre dont on vient de par. ler, avoit fa chambre au-deffus de l'apparte ment de M. Qufle; & foit qu'elle s'embarrassât peu de troubler le fommeil de fon maître, foit ce fût l'effet du hafard, un vafe qu'elle tenoit à la main, & dont il feroit ici inutile del dire le

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que

nom, tomba par terre, & fit un fi grand bruit, que M. Oufle en fut, réveillé en futfaut. Il fe lève tout troublé de deffus fa chaife; & comme il se trouvoit vis-à-vis la cheminée, fur laquelle il y avoit une glace, il fe vit avec l'habit d'ours, dont il étoit revêtu. Alors le vin. & le feu qui lui avoient échauffé la tête, fon fommeil interrompu fi fubitement, l'habit qu'il fe voyoit fur

le

corps, tout cela joint à la lecture qu'il venoit

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de faire, lui caufa un tel bouleverfement dans la cervelle, qu'il fe crut véritablement, non pas un ours, mais un loup-garou. Ce bouleversement étoit fi fort, qu'il lui avoit fait perdre entièrement la mémoire de l'endroit où il avoit trouvé l'habit, & de l'ufage qu'il avoit projeté d'en faire; il ne lui refta que l'idée de fa prétendue tranfmutation en loup, avec le dessein d'aller courir les rues, d'y hurler de fon mieux, d'y mordre & de mettre en pratique tout ce qu'il avoit oui dire que les loups-garoux avoient accoutumé de faire. Il part donc fans différer, fort dans la rue, & commence à hurler d'une manière effroyable.

Il eft bon de faire remarquer que c'étoit un homme grand, gros, robufte, & dont la voix étoit naturellement haute, ferme & tonnante. On ne doit pas douter, que la pouffant pendant la nuit, aufli loin qu'elle pouvoit aller, avec les tons effroyables qui accompagnent d'ordinaire les hurlemens, on ne doit pas douter, dis-je, que quand il hurloit il n'effrayât tous ceux qui l'entendoient. En effet, il en fit la première expérience fur les muficiens d'une férénade qui fe trouvèrent dans la première rue qu'il parcourut. Cette férénade étoit donnée à une jeune lingère très jolie, par un jeune homme qui en étoit amoureux. Ce jeune homme étoit garçon de boutique d'un des plus fameux marchands de la ville, mais garçon dif

tingué

ringué dans fa profeffion, c'est-à-dire, un de ces beaux-fils qui fe font beaucoup valoir, & que les marchands ne gardent què pour plaire aux femmes & les attirer dans leurs boutiques.

Pendant la symphonie, il étoit enveloppé dans un manteau, faifant le pied de grue, & fort attentif à regarder fi fa belle paroîtroit à la fenêtre. Les muficiens jouoient avec grand bruit la defcente de Mars, lorfqu'ils entendirent un des hurlemens de M. Oufle. La terreur que leur infpira cette horrible fymphonie, à laquelle ils ne s'attendoient pas, glaça leur fang de telle forte, que demeurant immobiles, ils firent tous en même tems une paufe, qui n'étoit pas affurément dans leurs tablatures; cependant le loup-garou imaginaire fe mit à hurler encore plus fort; & s'étant approché d'eux, ils le prirent tous pour ce qu'il penfoit être lui-même. Quel contre-tems pour l'amoureux, quand il vit les muficiens s'enfuir de toutes leurs forces, & qu'il jugea à propos de les fuivre, pour fa propre sûreté !

M. Oufle, après avoir mis en fuite tant de gens qui faifoient un fi grand bruit, fe confirma dans l'opinion qu'il étoit véritablement un loupgarou. Je n'ai point appris ce que font devenus les muficiens & celui qui les avoit mis en œuvre. Il eft à croire que chacun fe retira chez foi, & que tous firent de beaux contes du prétendu loup-garou.

C.

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