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Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.

Notre laitière ainsi troussée

Comptait déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait; en employait l'argent
Achetait un cent d'œufs; faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
"Il m'est, disait-elle, facile

D'élever des poulets autour de ma maison;
Le renard sera bien habile

S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable:
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau?"
Perrette là-dessus saute aussi, transportée :
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d'un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,

Va s'excuser à son mari,

En grand danger d'être battue.

Le récit en farce en fut fait;
On l'appela le Pot au lait.

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Quel esprit ne bat la campagne ?

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Qui ne fait châteaux en Espagne ?

Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,

Autant les sages que les fous.

Chacun songe en veillant; il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;
Tout le bien du monde est à nous,

Tous les honneurs, toutes les femmes.

Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le sophi;

On m'élit roi, mon peuple m'aime;

Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :

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Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même: Je suis gros Jean comme devant.

LXV. LE CHAT, LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN.

Du palais d'un jeune lapin
Dame belette, un beau matin,
S'empara c'est une rusée.

Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.

Elle porta chez lui ses pénates, un jour

Qu'il était allé faire à l'aurore sa cour

Parmi le thym et la rosée.

Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot lapin retourne aux souterrains séjours.
La belette avait mis le nez à la fenêtre.

"O dieux hospitaliers! que vois-je ici paraître !
Dit l'animal chassé du paternel logis.

Hola! madame la belette,

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LE CHAT, LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN.

Que l'on déloge sans trompette,

Ou je vais avertir tous les rats du pays.'

La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.

C'était un beau sujet de guerre

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Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant ! "Et quand ce serait un royaume,

Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi

En a pour toujours fait l'octroi

A Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi."

Jean lapin allégua la coutume et l'usage:

"Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils, L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis. Le premier occupant, est-ce une loi plus sage?

-Or bien, sans crier davantage,

Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis."
C'était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,

Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.

Jean lapin pour juge l'agrée.

Les voilà tous deux arrivés

Devant sa majesté fourrée.

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Grippeminaud leur dit: "Mes enfants, approchez, Approchez; je suis sourd, les ans en sont la cause." 40 L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose. Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,

Grippeminaud le bon apôtre,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre. 45

Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois

Les petits souverains se rapportants aux rois.

LXVI. LE DÉPOSITAIRE INFIDÈLE.

Un trafiquant de Perse,

Chez son voisin, s'en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer un jour.

"Mon fer? dit-il, quand il fut de retour.

-Votre fer! il n'est plus : j'ai regret de vous dire

Qu'un rat l'a mangé tout entier.

J'en ai grondé mes gens: mais qu'y faire? un grenier
A toujours quelque trou." Le trafiquant admire
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours il détourne l'enfant
Du perfide voisin; puis à souper convie
Le père, qui s'excuse, et lui dit en pleurant :

"Dispensez-moi, je vous supplie;

Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J'aimais un fils plus que ma vie :

Je n'ai que lui; que dis-je! hélas! je ne l'ai plus !
On me l'a dérobé: plaignez mon infortune."
Le marchand repartit: "Hier au soir, sur la brune,
Un chat-huant s'en vint votre fils enlever;
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter."
Le père dit: "Comment voulez-vous que je croie

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Qu'un hibou pût jamais emporter cette proie ?
Mon fils en un besoin eût pris le chat-huant.

-Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment :
Mais enfin je l'ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je;
Et ne vois rien qui vous oblige

D'en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange

Que les chats-huants d'un pays

Où le quintal de fer par un seul rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent?"
L'autre vit où tendait cette feinte aventure :
Il rendit le fer au marchand,

Qui lui rendit sa géniture.

Même dispute avint entre deux voyageurs.
L'un d'eux était de ces conteurs

Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope :
Tout est géant chez eux : écoutez-les, l'Europe
Comme l'Afrique, aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyait l'hyperbole permise:

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"J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison.
-Et moi, dit-l'autre, un pot aussi grand qu'une église."
Le premier se moquant, l'autre reprit: "Tout doux;
On le fit pour cuire vos choux."

L'homme au pot fuť plaisant, l'homme au fer fut habile, 45 Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur De vouloir par raison combattre son erreur:

Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.

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