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Par grand hasard en étant échappé, Non pas franc, car pour gage il y laissa sa queue; S'étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux, Pour avoir des pareils (comme il était habile), Un jour que les renards tenaient conseil entre eux : "Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile, Et qui va balayant tous les sentiers fangeux ? Que nous sert cette queue? il faut qu'on se la coupe: Si l'on me croit, chacun s'y résoudra.

-Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe:
Mais tournez-vous, de grâce; et l'on vous répondra."
A ces mots il se fit une telle huée

Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu:
La mode en fut continuée.

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XIX.-LES DEUX MULETS.

Deux mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle.

Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,

N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il marchait d'un pas relevé,

Et faisait sonner sa sonnette,
Quand l'ennemi se présentant,
Comme il en voulait à l'argent;

Sur le mulet du fisc une troupe se jette,
Le saisit au frein et l'arrête.

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Le mulet, en se défendant,

Se sent percé de coups; il gémit, il soupire.
Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?
Ce mulet qui me suit du danger se retire;
Et moi, j'y tombe, et je péris!

Ami, lui dit son camarade,

Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi :
Si tu n'avais servi qu'un meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade.

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XX.-LE LION ET LE CHASSEUR.

Un fanfaron, amateur de la chasse,
Venant de perdre un chien de bonne race
Qu'il soupçonnait dans le corps d'un lion,
Vit un berger. "Enseigne-moi, de grâce,
De mon voleur, lui dit-il, la maison;
Que de ce pas je me fasse raison."
Le berger dit: "C'est vers cette montagne.
En lui payant de tribut un mouton
Par chaque mois, j'erre dans la campagne
Comme il me plaît; et je suis en repos."
Dans le moment qu'ils tenaient ces propos,
Le lion sort, et vient d'un pas agile.
Le fanfaron aussitôt d'esquiver;
"O Jupiter, montre-moi quelque asile,
S'écria-t-il, qui me puisse sauver!"

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La vraie épreuve de courage

N'est que dans le danger que l'on touche du doigt: Tel le cherchait, dit-il, qui, changeant de langage, S'enfuit aussitôt qu'il le voit.

XXI. LA MORT ET LE BÛCHERON.

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix des fagots aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos :
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier, et la corvée,

Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.

"C'est, dit-il, afin de m'aider

A recharger ce bois; tu ne tarderas guère."

Le trépas vient tout guérir;

Mais ne bougeons d'où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,

C'est la devise des hommes.

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XXII.-LES DEUX RATS, LE RENARD ET L'EUF.

Deux rats cherchaient leur vie; ils trouvèrent un œuf. Le dîner suffisait à gens de cette espèce :

Il n'était pas besoin qu'ils trouvassent un bœuf.

Pleins d'appétit et d'allégresse,

Ils allaient de leur œuf manger chacun sa part,
Quand un quidam parut: c'était maître renard;
Rencontre incommode et fâcheuse :

Car comment sauver l'œuf? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler, ou le traîner,

C'était chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l'ingénieuse

Leur fournit une invention.

Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
L'écornifleur étant à demi-quart de lieue,

L'un se mit sur le dos, prit l'œuf entre ses bras ;

Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas, L'autre le traîna par la queue.

Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit,

Que les bêtes n'ont point d'esprit !

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XXIII.-LE LION S'EN ALLANT EN GUERRE.

Le lion dans sa tête avait une entreprise :
Il tint conseil de guerre, envoya ses prévôts,
Fit avertir les animaux.

LA CHIEN À QUI ON A COUPE LES OREILLES.
Tous furent du dessein, chacun selon sa guise:
L'éléphant devait sur son dos
Porter l'attirail nécessaire,

Et combattre à son ordinaire ;

L'ours, s'apprêter pour les assauts; Le renard ménager de secrètes pratiques; Et le singe, amuser l'ennemi par ses tours.

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Renvoyez, dit quelqu'un, les ânes, qui sont lourds, Et les lièvres, sujets à des terreurs paniques. -Point du tout, dit le roi, je les veux employer: Notre troupe sans eux ne serait pas complète. L'âne effraiera les gens, nous servant de trompette; 15 Et le lièvre pourra nous servir de courrier."

Le monarque prudent et sage

De ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
Et connaît les divers talents.

Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens.

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XXIV. LA CHIEN À QUI ON A COUPÉ LES OREILLES.

"Qu'ai-je fait, pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maître ?

Le bel état où me voici !

Devant les autres chiens oserai-je paraître ?
O rois des animaux, ou plutôt leurs tyrans,

Qui vous ferait choses pareilles !"

Ainsi criait Mouflar, jeune dogue; et les gens,

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