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écrit sur les livres des autres, au lieu d'en faire lui-même, n'est pas un ennemi naturel des gens de lettres, mais un homme de lettres moins entreprenant ou plus modeste. Cette injuste amertume, cette inimitié sans motif est la cause des plus grands abus de la censure littéraire. Que le critique commence par aimer d'un amour sincère l'étude des beaux-arts; que son âme en ressente avec délices les nobles impressions; qu'il entre dans l'empire des lettres, non pas comme un proscrit qui veut venger sa honte, mais comme un rival légitime qui mesure sur son talent l'objet de son ambition, et qui veut obtenir une gloire, en jugeant bien celle des autres: alors il sera juste; et sa justice accroîtra ses lumières. Il sera le vengeur et le panégyriste des écrivains distingués. Il sentira vivement leurs fautes; il en souffrira. Mais, tandis qu'il les blâme avec une austère franchise, son estime éclate dans ses reproches, toujours adoucis par ce respect que le talent inspire à tous ceux qui sont dignes d'en avoir. Il se croira chargé des intérêts de tout bon ouvrage qui paraît sans la recommandation d'un nom déjà célèbre; à travers les fautes, il suivra curieusement la trace du talent; et, lorsque le talent n'est encore qu'à demi développé, il louera l'espérance. Quelquefois l'enthousiasme même des lettres peut lui inspirer une sorte d'impatience et de dépit à la lecture d'un ennuyeux et ridicule ouvrage; mais l'habitude corrigera bientôt l'amer tume de son zèle; il s'apercevra qu'il est inutile d'épuiser tous les traits du sarcasme et de l'insulte contre un pauvre auteur, dont les exemples n'ont pas le droit d'être dangereux.

Un sage l'a dit : Il faut avoir de l'âme pour avoir du goût'. Ainsi, l'impartialité, l'amour des lettres pour

1 Vauvenargues.

elles-mêmes, le désir des succès d'autrui, ce mélange de principes équitables et de sentiments nobles doublera le mérite du critique, et rendra son goût plus lumineux et plus pur. A force d'abuser de sa conscience, on parvient à se fausser l'esprit. Une erreur souvent répétée pénètre insensiblement dans la pensée de son auteur, à la suite de tous les vains sophismes dont il la fortifiait sans la croire lui-même. C'est la punition d'un critique de mauvaise foi; il finit par perdre le bon sens. Cette instabilité d'une opinion sans pudeur ne sait plus où s'arrêter. Tout est variable et faible, quand il n'y a pas d'appui dans le cœur. Tel un juge corrompu se livrant à une indifférence universelle, pour se donner plus de liberté, laisserait à dessein chaque jour s'émousser en lui l'intelligence du bien et du mal, et jetterait au hasard ses décisions tantôt capricieuses, et tantôt mercenaires. Non, tout ce qu'il y a de pur, de noble et d'élevé dans le plus sublime des beaux-arts, n'est pas fait pour être senti par une âme rampante et avilie; elle n'entend pas ce langage; elle trouve dans sa propre bassesse une incrédulité toute prête contre les sentiments généreux. Les lumières de la science et de l'esprit ne peuvent la conduire jusque-là. Son goût est imparfait; il lui manque le sens moral; et, si le goût n'est que la sensation vive et réfléchie de la beauté, le pouvoir de saisir, dans les objets et dans les passions, les nuances les plus délicates de la vérité et de la convenance; s'il doit juger de tous les rapports du cœur humain; si, comme le génie même, il doit avoir ses illusions, ses enthousiasmes, ses théories d'un sublime idéal, combien ce sens moral ne devient-il pas pour lui un guide infaillible et nécessaire! Formé à l'école antique, le goût si pur de Fénelon s'embellissait encore de la pureté de son âme. Je sais qu'il est un goût acquis par l'étude, la lecture et la comparaison; et je ne

prétends pas en nier l'empire ni le mérite. C'est ce jugement pur et fin, composé de connaissances et de réflexions, que possédera d'abord le critique; il a pour fondement l'étude des anciens, qui sont les maîtres éternels de l'art d'écrire, non pas comme anciens, mais comme grands hommes. Cette étude doit être soutenue et variée par la méditation attentive de nos écrivains, et par l'examen des ressemblances de génie, et des différences de situation, de mœurs, de lumières, qui les rapprochent ou les éloignent de l'antiquité. Voilà le goût classique; qu'il soit sage, sans être timide, exact, sans être borné; qu'il passe à travers les écoles moins pures de quelques nations étrangères, pour se familiariser avec de nouvelles idées, se fortifier dans ses opinions, ou se guérir de ses scrupules; qu'il essaie, pour ainsi dire, ses principes sur une grande diversité d'objets : il en connaîtra mieux la justesse; et, corrigé d'une sorte de pusillanimité sauvage, il ne s'effarouchera pas de ce qui paraît nouveau, étrange, inusité; il en approchera, et saura quelquefois l'admirer. Qui connaît la mesure et la borne des hardiesses du talent? Il est des innovations malheureuses, qui ne sont que le désespoir de l'impuissance; il en est qui, dans leur singularité même, portent un caractère de grandeur. Confrontez-les avec le sentiment intime du goût. Le goût n'exige pas une foi intolérante. Vous éprouverez qu'il adopte de lui-même, dans les combinaisons les plus nouvelles, tout ce qui est fort et vrai, et ne rejette que le faux, qui presque toujours est la ressource et le déguisement de la faiblesse. Quelques productions irrégulières et informes ont enlevé les suffrages; elles ne plaisent point par la violation des principes, mais en dépit de cette violation; et c'est au contraire le triomphe de la nature et du goût, que quelques beautés conformes à cet invariable modèle, répandues

dans un ouvrage bizarrement mélangé, suffisent à son succès, et soient plus fortes que l'alliage qui les altère. Le critique éclairé fera cette distinction; il s'empressera d'accorder au talent qui s'égare des louanges instructives. Pourquoi montrerait-il une injuste rigueur? C'est au mauvais goût qu'il appartient d'être partial et passionné; le bon goût n'est pas une opinion, une secte; c'est le raffinement de la raison cultivée, la perfection du sens naturel. Le bon goût sentira vivement les beautés naïves et sublimes dont Shakspeare étincelle : il n'est pas exclusif. Il est comme la vraie grandeur, qui, sûre d'ellemême, s'abandonne, sans se compromettre.

Je sais que cette pureté, et en même temps cette indépendance de goût supposent une supériorité de connaissances et de lumières qui ne peut exister, sans un talent distingué. Mais je crois aussi que la perfection du goût, dans l'absence du talent, serait une contradiction et une chimère. Tous les arts sont jugés par de prétendus connaisseurs qui ne peuvent les pratiquer. Il en est ainsi souvent de l'art d'écrire; et nulle part l'abus n'est plus ridicule et plus nuisible. Pour être un excellent critique, il faudrait pouvoir être un bon auteur. Dans un esprit faible et impuissant, le bon goût se rapetisse, se rétrécit, devient craintif et superstitieux, et se proportionne à la mesure de l'homme médiocre qui s'en sert aussi timidement pour juger que pour écrire. Le talent seul peut agrandir l'horizon du goût, lui faire prévoir confusément de nouveaux points de vue, et le disposer d'avance à reconnaître des beautés qui n'existent pas encore. Comme le sentiment de nos propres forces influe toujours sur nos opinions, le critique sans chaleur et sans imagination sentira faiblement des qualités qui lui sont trop étrangères. N'ayant que du goût, il n'en aura point assez. C'est ainsi qu'en général les écrivains sages et froids, qui, dans leur marche compassée,

affectent le goût, en manquent souvent; ils évitent les écarts et les fautes; mais, incapables d'un vrai sublime ou d'une noble simplicité, ils ont recours à des agréments froids et recherchés, qui ne valent pas mieux que des fautes, et sont plus contagieux, parce qu'ils sont moins choquants.

N'êtes-vous pas, me dira-t-on, trop libéral envers le critique? avec l'amour passionné des lettres, qui selon vous renferme plusieurs vertus, vous lui accordez encore la science, le goût, le talent; c'est-à-dire, je les lui demande. Je veux reporter sur les critiques la sévérité qu'ils exercent, et reculer si fort pour eux le point de perfection, que, par frayeur, ils deviennent plus modestes, et qu'ils respectent aussi la difficulté de leur art. Cicéron se plaignait de ne trouver nulle part le parfait orateur; peut-être ne trouverait-on pas davantage le parfait critique, même en cherchant parmi les écrivains célèbres. Le sage et élégant Addison fit servir la critique à son plus noble usage, à la gloire du génie; mais il ne présente aucune vue originale dans l'examen du plus extraordinaire de tous les poëmes; il juge Milton par Aristote : et le défaut d'invention se fait sentir jusque dans sa manière d'admirer des idées neuves. L'ingénieux La Motte avait le véritable langage, et, pour ainsi dire, les grâces de la critique. Sa censure est aussi polie que sa diction est élégante; lui manquait que d'avoir raison. Mais il se trompa d'abord en attaquant les anciens, et plus encore en défendant ses vers. Personne n'a porté plus loin que Voltaire la netteté du style, mesure ordinaire de la justesse des idées. Personne ne fut favorisé d'un instinct plus délicat, et ne naquit avec plus de goût. Sa raison était mûre dès la jeunesse; et son imagination fut toujours vive. Il avait sur la littérature d'autant plus de lumières et d'idées qu'il ne s'en était pas uniquement occupé, et qu'il pouvait y rapporter

il ne

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