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L'Ane vint à son tour, et dit: "J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net."
A ces mots on cria haro 124 sur le Baudet.

Un Loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer 125 ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait: on le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

LE COCHE ET LA MOUCHE

VII. 9

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,

Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiraient un coche.

Femmes, moine, vieillards, tout était descendu;
L'attelage suait, soufflait, était rendu.

Une Mouche survient, et des chevaux s'approche,
Prétend les animer par son bourdonnement,
Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment

Qu'elle fait aller la machine,

S'assied sur le timon, sur le nez du cocher.

Aussitôt que le char chemine,

Et qu'elle voit les gens marcher,

Elle s'en attribue uniquement la gloire,

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Va, vient, fait l'empressée: il semble que ce soit
Un sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens et hâter la victoire.

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La Mouche, en ce commun besoin,

Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin;

Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.
Le moine disait son bréviaire :

Il prenait bien son temps! une femme chantait:
C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait!
Dame Mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.

Après bien du travail, le coche arrive au haut:
"Respirons maintenant! dit la Mouche aussitôt :
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine."
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,

S'introduisent dans les affaires :

Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés.

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LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT

VII. IO

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé sur un coussinet,

Prétendait arriver sans encombre à la ville.

Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,

Cotillon simple et souliers plats.

Notre laitière ainsi troussée

Comptait déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait, en employait l'argent;
Achetait un cent d'œufs, faisait triple couvée:

La chose allait à bien par son soin diligent.
"Il m'est, disait-elle, facile

D'élever des poulets autour de ma maison;

Le renard sera bien habile

S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable:
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,

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Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau?"
Perrette là-dessus saute aussi, transportée:
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d'un œil marri 120
Sa fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari,
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait;
On l'appela le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?

Picrochole,127 Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,

Autant les sages que les fous.

Chacun songe en veillant; il n'est rien de plus doux:
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;

Tout le bien du monde est à nous,

Tous les honneurs, toutes les femmes.

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Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi;
On m'élit roi, mon peuple m'aime;

Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant:
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis gros Jean comme devant.

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LE CHAT, LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN

VII. 16

Du palais d'un jeune Lapin

Dame Belette, un beau matin,

S'empara: c'est une rusée.

Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée

Elle porta chez lui ses pénates, un jour

Qu'il était allé faire à l'Aurore sa cour

Parmi le thym et la rosée.

Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Janot Lapin retourne aux souterrains séjours.

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La Belette avait mis le nez à la fenêtre.

"O Dieux hospitaliers! que vois-je ici paraître?
Dit l'animal chassé du paternel logis.
Holà! Madame la Belette,

Que l'on déloge sans trompette,

Ou je vais avertir tous les Rats du pays."
La dame au nez pointu répondit que la terre
Etait au premier occupant.

C'était un beau sujet de guerre,

Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant.
Et quand ce serait un royaume,

Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi

En a pour toujours fait l'octroi

A Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi."

Jean Lapin allégua la coutume et l'usage:
"Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
"Le premier occupant," est-ce une loi plus sage?
-Or bien, sans crier davantage,

Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis." 180
C'était un Chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,181

Un saint homme de Chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l'agrée.
Les voilà tous deux arrivés

Devant sa majesté fourrée.

Grippeminaud leur dit: "Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause."
L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,

Grippeminaud,132 le bon apôtre,

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Jetant des deux côtés la griffe en même temps,

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Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.

Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois

Les petits souverains se rapportants aux rois.

LA MORT ET LE MOURANT

VIII. I

La Mort ne surprend pas le sage;
Il est toujours prêt à partir,
S'étant su lui-même avertir

Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage.

Ce temps, hélas! embrasse tous les temps:
Qu'on le partage en jours, en heures, en moments,
Il n'en est point qu'il ne comprenne

Dans le fatal tribut; tous sont de son domaine;
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière
Est celui qui vient quelque fois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,

Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse :
La Mort ravit tout sans pudeur;

Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il n'est rien de moins ignoré,

Et puisqu'il faut que je le die,1

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Rien où l'on soit moins préparé.

Un Mourant, qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait à la Mort que précipitamment

Elle le contraignait de partir tout à l'heure,

Sans qu'il eût fait son testament,

Sans l'avertir au moins. "Est-il juste qu'on meure

Au pied levé? 184 dit-il; attendez quelque peu:

Ma femme ne veut pas que je parte sans elle;

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Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle!

- Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris;

Tu te plains sans raison de mon impatience :

Eh! n'as-tu pas cent ans? Trouve-moi dans Paris

Deux mortels aussi vieux; trouve-m'en dix en France.

Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose:

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