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naturellement, et soi-même naturellement, selon qu'il s'y adonne; et il se durcit contre l'un ou l'autre, à son choix. Vous avez rejeté l'un et conservé l'autre : est-ce par raison que vous vous aimez?

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C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison: voilà ce que 5 c'est que la foi: Dieu sensible au cœur, non à la raison.

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Pourquoi me tuez-vous? — Eh quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous demeurez de l'autre côté, je 10 suis un brave, et cela est juste.

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L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser: une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait 15 encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui; l'univers n'en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: 20 voilà le principe de la morale. (1670.)

BOSSUET

(1627-1704)

I. "MORT DE MADAME" 77

Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause; et il les épargne si peu qu'il ne craint pas 25 de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame 78 a été choisie pour nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici de rude pour elle,

puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. O nuit désastreuse! ô nuit effroyable, 5 où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est morte! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille? Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud " de toutes 10 parts; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette prin

cesse.

Partout on entend des cris; partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois l'accomplissement 15 de cette parole du Prophète : 80 "Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d'étonnement."

Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain. En vain Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée 20 par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre avec saint Ambroise: Stringebam brachia, sed jam amiseram quam tenebam; "Je serrais les bras, mais j'avais déjà perdu ce que je tenais." La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante 25 nous l'enlevait entre ces royales mains. Quoi donc ! elle devait périr sitôt ! Dans la plupart des hommes les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait; avec 30 quelles grâces, vous le savez: le soir nous la vimes séchée; et ces fortes expressions par lesquelles l'Écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales. Hélas! nous composions son histoire de tout ce qu'on peut imaginer de plus glorieux! 35 Le passé et le présent nous garantissaient l'avenir, et on pouvait tout attendre de tant d'excellentes qualités. . . . Il n'y avait que la durée de sa vie, dont nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que les années

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eussent dû manquer à une jeunesse qui semblait si vive? Toutefois c'est par cet endroit que tout se dissipe en un moment. Au lieu de l'histoire d'une belle vie, nous sommes réduits à faire l'histoire d'une admirable, mais triste mort. A la vérité, Messieurs, rien n'a jamais égalé la fermeté de son âme, ni ce courage paisible qui, sans faire effort pour s'élever, s'est trouvé par sa naturelle situation au-dessus des accidents les plus redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort comme elle l'était envers tout le monde. Son grand cœur ni ne s'aigrit, ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brave non plus 10 avec fierté, contente de l'envisager sans émotion et de la recevoir sans trouble. Triste consolation, puisque, malgré ce grand courage, nous l'avons perdue! C'est la grande vanité des choses humaines. Après que par le dernier effet de notre courage nous avons, pour ainsi dire, surmonté la mort, elle éteint en nous jusqu'à ce courage par lequel nous semblions la défier. La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie! la voilà telle que la mort nous l'a faite; encore ce reste tel quel va-t-il disparaître : cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette 20 triste décoration.81 Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines," pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job; avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir 25 ces places. Mais ici notre imagination nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature: notre corps prend un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps; il devient un je ne sais quoi, qui n'a plus de nom dans aucune langue, tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes.

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-Oraison funèbre de Henriette-Anne d'Angleterre, 1670.

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Lundi 1er décembre 1664. Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très vraie, et qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de Saint-Aignan 85 et Dangeau lui apprennent comme il s'y faut prendre. Il fit l'autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un 5 matin il dit au maréchal de Gramont: 87 "Monsieur le maréchal, je vous prie, lisez ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. Parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons." Le maréchal, après avoir lu, dit au Roi: "Sire, Votre Majesté 10 juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu." Le Roi se mit à rire, et lui dit: "N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom. - Oh bien! dit le Roi, je suis ravi que vous m'en 15 ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait. Ah! Sire, quelle trahison! Que Votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement. Non, Monsieur le maréchal : les premiers sentiments sont toujours les plus naturels." Le Roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle 20 petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le Roi en fit là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.

"LE MARIAGE DE LA GRANDE MADEMOISELLE" 88

A M. DE COULANGES

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Paris, 15 décembre, 1670. Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus 25 surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus sin

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gulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'à aujourd'hui, la plus brillante, la plus digne d'envie: enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple " dans les siècles passés, encore cet 5 exemple n'est-il pas juste; une chose que nous ne saurions croire à Paris (comment la pourrait-on croire à Lyon?); une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose qui comble de joie Mme. de Rohan 1 et Mme. d'Hauterive; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront 10 croiront avoir la berlue; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire; devinez-la je vous le donne en trois. Jetezvous votre langue aux chiens? Eh bien! il faut donc vous le dire: M. de Lauzun 93 épouse dimanche au Louvre, devinez 15 qui? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix; je vous le donne en cent. Mme. de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner; c'est Mme. de la Vallière.94 - Point du tout, madame. C'est donc Mlle. de Retz? 95 · Point du tout; vous êtes bien provinciale! Vraiment nous sommes 20 bien bêtes, dites-vous, c'est Mlle. Colbert.96 - Encore moins. - C'est assurément Mlle. de Créqui.97 Vous n'y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire: il épouse dimanche au Louvre, avec la permission du roi, Mademoiselle, Mademoiselle de ... Mademoiselle . . . devinez le nom: il épouse Mademoiselle, 25 ma foi; par ma foi! ma foi jurée! Mademoiselle, la grande Mademoiselle; Mademoiselle, fille de feu Monsieur; 95 Mademoiselle, petite-fille de Henri IV; Mlle. d'Eu, Mlle. de Dombes, Mlle. de Montpensier, Mlle. d'Orléans; Mademoiselle, cousine germaine du roi; Mademoiselle, destinée au trône; Mademoi- 30 selle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur.99 Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous 35 dites des injures: nous trouvons que vous avez raison; nous en avons fait autant que vous.

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Adieu; les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

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