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philosophie, en laquelle je n'en trouvais point encore de certains, je pensai qu'il fallait avant tout que je tâchasse d'y en établir; et que, cela étant la chose du monde la plus importante, et où la précipitation et la prévention étaient le plus à craindre, je ne devais point entreprendre d'en venir à bout que je n'eusse 5 atteint un âge bien plus mûr que celui de vingt-trois ans que j'avais alors, et que je n'eusse auparavant employé beaucoup de temps à m'y préparer, tant en déracinant de mon esprit toutes les mauvaises opinions que j'y avais reçues avant ce temps-là qu'en faisant amas de plusieurs expériences, pour être 10 après la matière de mes raisonnements, et en m'exerçant toujours en la méthode que je m'étais prescrite, afin de m'y affermir de plus en plus.

(1637.)

PASCAL
(1623-1662)

LA CINQUIÈME PROVINCIALE

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De Paris, ce 20 mars 1656.

Monsieur, voici ce que je vous ai promis. Voici les premiers traits de la morale des bons pères jésuites, "de ces 15 hommes éminents en doctrine et en sagesse, qui sont tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la philosophie." Vous pensez peut-être que je raille. Je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont eux-mêmes qui le disent dans leur livre intitulé Imago primi sæculi. Je ne fais que copier 20 leurs paroles, aussi bien que dans la suite de cet éloge: "c'est une société d'hommes, ou plutôt d'anges, qui a été prédite par Isaïe en ces paroles: Allez, anges prompts et légers." La prophétie n'en est-elle pas claire? "Ce sont des esprits d'aigles; c'est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu 25 qu'il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la chrétienté." Il le faut croire, puisqu'ils le disent. Et vous l'allez bien voir dans la suite de ce discours, qui vous apprendra leurs maximes. J'ai voulu m'en instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que notre ami 73 m'en avait appris. J'ai voulu les 30 voir eux-mêmes; mais j'ai trouvé qu'il ne m'avait rien dit que

de vrai. Je pense qu'il ne ment jamais. Vous le verrez par le récit de ces conférences.

Dans celle que j'eus avec lui, il me dit de si étranges choses, que j'avais peine à le croire; mais il me les montra dans les livres de ces pères: de sorte qu'il ne me resta à dire pour leur 5 défense, sinon que c'étaient les sentiments de quelques particuliers qu'il n'était pas juste d'imputer au corps. Et en effet, je l'assurai que j'en connaissais qui sont aussi sévères que ceux qu'il me citait sont relâchés. Ce fut sur cela qu'il me découvrit l'esprit de la société, qui n'est pas connu de tout le monde, et 10 vous serez peut-être bien aise de l'apprendre. Voici ce qu'il me dit:

"Vous pensez beaucoup faire en leur faveur, de montrer qu'ils ont de leurs pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres y sont contraires; et vous concluez de là 15 que ces opinions larges n'appartiennent pas à toute la société. Je le sais bien; car si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si contraires. Mais, puisqu'ils en ont aussi qui sont dans une doctrine si licencieuse, concluez-en de même que l'esprit de la société n'est pas celui de la sévérité chrétienne: 20 car, si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si opposés. Eh quoi! lui répondis-je, quel peut donc être le dessein du corps entier? C'est sans doute qu'ils n'en ont aucun d'arrêté, et que chacun a la liberté de dire à l'aventure ce qu'il pense! - Cela ne peut pas être, me répondit-il: un si grand 25 corps ne subsisterait pas dans une conduite téméraire, et sans une âme qui le gouverne et qui règle tous ses mouvements; outre qu'ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l'aveu de leurs supérieurs. — Mais quoi! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs peuvent-ils consentir à des maximes si dif- 30 férentes? - C'est ce qu'il faut vous apprendre, me répliqua-t-il.

Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les mœurs: ce n'est pas leur dessein. Mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer: ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne 35 opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils gouvernent toutes les consciences. Et, parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner

quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables. Mais, comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin d'avoir de quoi satisfaire tout le monde. C'est pour cette raison que, ayant affaire à des personnes de toutes sortes de conditions et de nations si différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuistes assortis à toute cette diversité.

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De ce principe vous jugez aisément que, s'ils n'avaient que des casuistes relâchés, ils ruineraient leur principal dessein, qui 10 est d'embrasser tout le monde, puisque ceux qui sont véritablement pieux cherchent une conduite plus sévère. Mais, comme il n'y en a pas beaucoup de cette sorte, ils n'ont pas besoin de beaucoup de directeurs sévères pour les conduire. Ils en ont peu pour peu; au lieu que la foule des casuistes relâchés s'offre 15 à la foule de ceux qui cherchent le relâchement.

C'est par cette conduite obligeante et accommodante, comme l'appelle le père Petau, qu'ils tendent les bras à tout le monde. Car, s'il se présente à eux quelqu'un qui soit tout résolu de rendre des biens mal acquis ne craignez pas qu'ils l'en détour- 20 nent. Ils loueront au contraire et confirmeront une si sainte résolution. Mais qu'il en vienne un autre qui veuille avoir l'absolution sans restituer, la chose sera bien difficile, s'ils n'en fournissent des moyens dont ils se rendront les garants.

Par là ils conservent tous leurs amis, et se défendent contre 25 tous leurs ennemis. Car, si on leur reproche leur extrême relâchement, ils produisent incontinent au public leurs directeurs austères, avec quelques livres qu'ils ont faits de la rigueur de la loi chrétienne; et les simples, et ceux qui n'approfondissent pas plus avant les choses, se contentent de ces 30 preuves.

Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes, et répondent si bien selon ce qu'on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la croix, et ne prêchent que Jésus- 35 Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant: comme ils ont fait dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux chrétiens l'idolâtrie même, par cette subtile invention de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ à

laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Cachinchoam et à leur Keum-fucum 74; comme Gravina, dominicain, le leur reproche, et comme le témoigne le mémoire, en espagnol, présenté au roi d'Espagne Philippe IV, par les cordeliers des îles Philippines, 5 rapporté par Thomas Hurtado dans son livre du Martyre de la foi, page 427. De telle sorte que la congrégation des cardinaux de propaganda fide fut obligée de défendre particulièrement aux jésuites, sous peine d'excommunication, de permettre des adorations d'idole sous aucun prétexte, et de cacher le 10 mystère de la croix à ceux qu'ils instruisent de la religion, leur commandant expressément de n'en recevoir aucun au baptême qu'après cette connaissance, et leur ordonannt d'exposer dans leurs églises l'image du crucifix, comme il est porté amplement dans le décret de cette congrégation, donné le 9 juillet 1646, 15 signé par le cardinal Capponi.

Voilà de quelle manière ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des opinions probables, qui est la source et la base de tout ce dérèglement. C'est ce qu'il faut que vous appreniez d'eux-mêmes; car ils ne le cachent à per- 20 sonne, non plus que tout ce que vous venez d'entendre, avec cette seule différence, qu'ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte d'une prudence divine et chrétienne, comme si la foi et la tradition qui la maintient n'étaient pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous 25 les lieux; comme si c'était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme; et comme si les âmes n'avaient, pour se purifier de leurs taches qu'à corrompre la loi du Seigneur; au lieu "que la loi du Seigneur,75 qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit convertir les âmes," et 30 les conformer à ses salutaires instructions!

Allez donc, je vous prie, voir ces bons pères, et je m'assure que vous remarquerez aisément dans le relâchement de leur morale la cause de leur doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de 35 la charité, qui en est l'âme et la vie; vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu'ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la

manière qu'ils l'entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l'observer. Quand nous soutenons la nécessité de la grâce efficace, nous lui donnons d'autres vertus pour objet. Ce n'est pas simplement pour guérir les vices par d'autres vices; ce n'est pas seulement pour faire 5 pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion; c'est pour une vertu plus haute que celle des pharisiens et des plus sages du paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais pour dégager l'âme de l'amour du monde, pour la retirer de ce qu'elle a de plus cher, pour la ro faire mourir à soi-même, pour la porter et l'attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n'est l'ouvrage que d'une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l'on a toujours un plein pouvoir, qu'il le serait de nier que ces vertus destituées d'amour de Dieu, lesquelles ces 15 bons pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance."

Voilà comment il me parla, et avec beaucoup de douleur; car il s'afflige sérieusement de tous ces désordres. Pour moi, j'estimai ces bons pères de l'excellence de leur politique, et je 20 fus, selon son conseil, trouver un bon casuiste de la société. C'est une de mes anciennes connaissances, que je voulus renouveler exprès. Et comme j'étais instruit de la manière dont il les fallait traiter, je n'eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d'abord mille caresses, car il m'aime toujours, et, 25 après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me faire violence; mais, comme je continuai à me plaindre, il en fut touché et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en offrit en effet plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à dormir sans souper. "Oui, lui dis-je, mon père, et cela m'oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. — 35 Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché; allez, vous n'êtes point obligé de jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez; venez à la bibliothèque."

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