de vrai. Je pense qu'il ne ment jamais. Vous le verrez par le récit de ces conférences. Dans celle que j'eus avec lui, il me dit de si étranges choses, que j'avais peine à le croire; mais il me les montra dans les livres de ces pères : de sorte qu'il ne me resta à dire pour leur 5 défense, sinon que c'étaient les sentiments de quelques particuliers qu'il n'était pas juste d'imputer au corps. Et en effet, je l'assurai que j'en connaissais qui sont aussi sévères que ceux qu'il me citait sont relâchés. Ce fut sur cela qu'il me découvrit l'esprit de la société, qui n'est pas connu de tout le monde, et 10 vous serez peut-être bien aise de l'apprendre. Voici ce qu'il me dit : "Vous pensez beaucoup faire en leur faveur, de montrer qu'ils ont de leurs pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres y sont contraires; et vous concluez de là 15 que ces opinions larges n'appartiennent pas à toute la société. Je le sais bien; car si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si contraires. Mais, puisqu'ils en ont aussi qui sont dans une doctrine si licencieuse, concluez-en de même que l'esprit de la société n'est pas celui de la sévérité chrétienne: 20 car, si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si opposés. — Eh quoi! lui répondis-je, quel peut donc être le dessein du corps entier ? C'est sans doute qu'ils n'en ont aucun d'arrêté, et que chacun a la liberté de dire à l'aventure ce qu'il pense! — Cela ne peut pas être, me répondit-il: un si grand 25 corps ne subsisterait pas dans une conduite téméraire, et sans une âme qui le gouverne et qui règle tous ses mouvements; outre qu'ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l'aveu de leurs supérieurs. — Mais quoi ! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs peuvent-ils consentir à des maximes si dif- 30 férentes ? — C'est ce qu'il faut vous apprendre, me répliqua-t-il. Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les mours: ce n'est pas leur dessein. Mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer : ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne 35 opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils gouvernent toutes les consciences. Et, parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces occasions De ce principe vous jugez aisément que, s'ils n'avaient que C'est par cette conduite obligeante et accommodante, comme l'appelle le père Petau, qu'ils tendent les bras à tout le monde. Car, s'il se présente à eux quelqu'un qui soit tout résolu de rendre des biens mal acquis ne craignez pas qu'ils l'en détour- 20 nent. Ils loueront au contraire et confirmeront une si sainte résolution. Mais qu'il en vienne un autre qui veuille avoir l'absolution sans restituer, la chose sera bien difficile, s'ils n'en fournissent des moyens dont ils se rendront les garants. Par là ils conservent tous leurs amis, et se défendent contre 25 tous leurs ennemis. Car, si on leur reproche leur extreme relâchement, ils produisent incontinent au public leurs directeurs austères, avec quelques livres qu'ils ont faits de la rigueur de la loi chrétienne; et les simples, et ceux qui n'approfondissent pas plus avant les choses, se contentent de ces 30 preuves. Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes, et répondent si bien selon ce qu'on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la croix, et ne prêchent que Jésus- 35 Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant: comme ils ont fait dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux chrétiens l'idolâtrie même, par cette subtile invention de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ à 74 laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Cachinchoam et à leur Keum-fucum ; comme Gravina, dominicain, le leur reproche, et comme le témoigne le mémoire, en espagnol, présenté au roi d'Espagne Philippe IV, par les cordeliers des iles Philippines, 5 rapporté par Thomas Hurtado dans son livre du Martyre de la foi, page 427. De telle sorte que la congrégation des cardinaux de propaganda fide fut obligée de défendre particulièrement aux jésuites, sous peine d'excommunication, de permettre des adorations d'idole sous aucun prétexte, et de cacher le 10 mystère de la croix à ceux qu'ils instruisent de la religion, leur commandant expressément de n'en recevoir aucun au baptême qu'après cette connaissance, et leur ordonannt d'exposer dans leurs églises l'image du crucifix, comme il est porté amplement dans le décret de cette congrégation, donné le 9 juillet 1646, 15 signé par le cardinal Capponi. Voilà de quelle manière ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des opinions probables, qui est la source et la base de tout ce dérèglement. C'est ce qu'il faut que vous appreniez d'eux-mêmes; car ils ne le cachent à per- 20 sonne, non plus que tout ce que vous venez d'entendre, avec cette seule différence, qu'ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte d'une prudence divine et chrétienne, comme si la foi et la tradition qui la maintient n'étaient pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous 25 les lieux; comme si c'était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme; et comme si les ames n'avaient, pour se purifier de leurs taches qu'à corrompre la loi du Seigneur; au lieu “que la loi du Seigneur,15 qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit convertir les âmes," et 30 les conformer à ses salutaires instructions ! Allez donc, je vous prie, voir ces bons pères, et je m'assure que vous remarquerez aisément dans le relâchement de leur morale la cause de leur doctrine touchant la grâce. verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de 35 la charité, qui en est l'âme et la vie ; vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu'ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la 75 Vous y manière qu'ils l'entendent. Comme leur morale est toute Voilà comment il me parla, et avec beaucoup de douleur ; 39 en fut touché et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en offrit en effet plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à dormir sans souper. “Oui, lui dis-je, mon père, et cela m'oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. – 35 Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché; allez, vous n'êtes point obligé de jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez; venez à la bibliothèque.” IO J'y fus, et là, en prenant un livre: "En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle ! C'est Escobar.- Qui est Escobar, lui dis-je, mon père? - Quoi ! vous ne savez pas qui est Escobar de notre société, qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos pères; sur quoi il fait, dans la préface, s une allégorie de ce livre "à celui de l'Apocalypse, qui était scellé de sept sceaux ? Et il dit que Jésus l'offre ainsi scellé aux quatre animaux Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de vingt-quatre jésuites qui représentent les vingt-quatre vieillards ?” Il lut toute cette allégorie, qu'il trouvait bien juste, et par où il me donnait une grande idée de l'excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage du jeûne: “Le voici, me dit-il, au tr. I, ex. 13, n. 67. “Celui qui ne peut dormir s'il n'a soupé, est-il obligé de jeûner? Nullement.” N'êtes-vous pas 15 content? — Non, pas tout à fait, lui dis-je; car je puis bien supporter le jeûne en faisant collation le matin et soupant le soir. — Voyez donc la suite, me dit-il, ils ont pensé à tout. "Et que dira-t-on si on peut bien se passer d'une collation le matin en soupant le soir? — Me voilà. — On n'est point encore 20 obligé de jeûner. Car personne n'est obligé de changer l'ordre de ses repas." -O la bonne raison! lui dis-je. — Mais, ditesmoi, continua-t-il, usez-vous de beaucoup de vin? — Non, mon père, lui dis-je; je ne le puis souffrir. - Je vous disais cela, - me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le 25 matin, et quand il vous plairait, sans rompre le jeûne; et cela soutient toujours. En voici la décision au même lieu, no 57. "Peut-on, sans rompre le jeûne, boire du vin à telle heure qu'on voudra, et même en grande quantité? On le peut, et même de l'hypocras.” Je ne me souvenais pas de cet hypocras, dit-il; 30 il faut que je le mette sur mon recueil. - Voilà un honnête homme, lui dis-je, qu' Escobar. – Tout le monde l'aime, répondit le père. Il fait de si jolies questions! Voyez celle-ci qui est au même endroit, n° 38. "Si un homme doute qu'il ait vingt et un ans, est-il obligé de jeûner? — Non. — Mais si j'ai 35 vingt et un ans cette nuit à une heure après minuit, et qu'il soit demain jeûne, serai-je obligé de jeûner demain ? car vous pourriez manger autant qu'il vous plairait depuis minuit jusqu'à une heure, puisque vous n'auriez pas encore Non; |