IO pels sont habités par une race mystérieuse bientôt destinée à disparaître, que tu es une enfant de cette race primitive; que tout en haut d'une de ces iles, loin des créatures humaines, dans une complète solitude, moi, enfant du vieux monde, né sur l'autre face de la terre, je suis là auprès de toi, et que je t'aime. 5 5 Vois-tu, Rarahu, à une époque bien reculée, avant que les premiers hommes fussent nés, la main terrible d'Atna fit jaillir de la mer ces montagnes, l’ile de Tahiti, aussi brûlante que du fer rougi au feu, s'éleva comme une tempête, au milieu des flammes et de la fumée. Les premières pluies qui vinrent rafraîchir la terre après ces épouvantes, tracèrent ce chemin que le ruisseau de Fatoua suit encore aujourd'hui dans les bois. -- Tous ces grands aspects que tu vois sont éternels; ils seront les mêmes encore dans des centaines de siècles, quand la race des Maoris aura depuis 15 longtemps disparu, et ne sera plus qu'un souvenir lointain conservé dans les livres du passé. – Une chose me fait peur, dit-elle, ô Loti, mon aimé; comment les premiers Maoris sont-ils venus ici, puisque aujourd'hui même ils n'ont pas de navires assez forts pour communiquer 20 avec les iles situées en dehors de leurs archipels; comment ontils pu venir de ce pays si éloigné où, d'après la Bible, fut créé le premier homme ? Notre race diffère tellement de la tienne, que j'ai peur, quoi que nous disent les missionaires, que notre Dieu sauveur ne soit pas venu pour nous et ne nous recon- 25 naisse point. (1882.) FRANCE (1844--) LE LIVRE DE MON AMI “LE BEAU LATIN". J'avais dès lors un goût du beau latin et du beau français que je n'ai pas encore perdu, malgré les conseils et les exemples de mes plus heureux contemporains. Il m'est arrivé à cet égard ce qui arrive communément aux gens dont les croyances 30 sont méprisées. Je me suis fait un orgueil de ce qui n'était peut-être qu'un ridicule. Je me suis entêté dans ma littérature, et je suis resté un classique. On peut me traiter d'aristocrate et de mandarin; mais je crois que six ou sept ans de culture littéraire donnent à l'esprit bien préparé pour la recevoir une noblesse, une force élégante, une beauté qu'on n'obtient point 5 par d'autres moyens. Quant à moi, j'ai goûté avec délices Sophocle et Virgile. M. Chotard, je l'avoue, M. Chotard aidé de Tite-Live, m'inspirait des rêves sublimes. L'imagination des enfants est merveilleuse. Et il passe de bien magnifiques images dans la tête 10 des petits polissons! Quand il ne me donnait pas un fou rire, M. Chotard me remplissait d'enthousiasme. Chaque fois que de sa voix grasse de vieux sermonnaire il prononçait lentement cette phrase: “Les débris de l'armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit,” je voyais 15 passer en silence, à la clarté de la lune, dans la campagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides, souillés de sang et de poussière, des casques bossués, des cuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision, à demi voilée, qui s'effaçait lentement, était si grave, si morne et si 20 fière, que mon coeur en bondissait de douleur et d'admiration dans ma poitrine. (Chap. IX, 1885.) "LE PETIT BONHOMME" Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l'automne, les premiers dîners à la lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent; je vais vous dire 25 ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d'octobre, alors qu'il est un peu triste et plus beau que jamais; car c'est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c'est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s'en va au collège en sautillant comme un moineau. Ma pensée seule le voit; car ce petit bonhomme est une ombre; c'est l'ombre du moi que j'étais il y a vingt-cinq ans. Vraiment il m'intéresse, ce petit; quand il existait, je ne me souciais guère de lui; mais, maintenant qu'il 35 IO n'est plus, je l'aime bien. Il valait mieux, en somme, que les autres moi que j'ai eus après avoir perdu celui-là. Il était bien étourdi; mais il n'était pas méchant et je dois lui rendre cette justice qu'il ne m'a pas laissé un seul mauvais souvenir; c'est un innocent que j'ai perdu: il est bien naturel que je le regrette; 5 il est bien naturel que je le voie en pensée et que mon esprit s'amuse à ranimer son souvenir. Il y a vint-cinq ans à pareille époque, il traversait, avant huit heures, ce beau jardin pour aller en classe. Il avait le caur un peu serré; c'était la rentrée. Pourtant, il trottait, ses livres sur son dos et sa toupie dans sa poche. L'idée de revoir ses camarades lui remettait de la joie au cậur. Il avait tant de choses à dire et à entendre! Ne lui fallait-il pas savoir si Laboriette avait chassé pour de bon dans la forêt de l'Aigle? Ne lui fallait-il pas répondre qu'il 15 avait, lui, monté à cheval dans les montagnes d'Auvergne ? Quand on fait une pareille chose, ce n'est pas pour la tenir cachée. Et puis c'est si bon de retrouver des camarades. Combien il lui tardait de revoir Fontanet, son ami, qui se moquait si gentiment de lui, Fontanet qui, pas plus gros qu’un 20 rat et plus ingénieux qu'Ulysse, prenait partout la première place avec une grâce naturelle. Il se sentait tout léger, à la pensée de revoir Fontanet. C'est ainsi qu'il traversait le Luxembourg dans l'air frais du matin. Tout ce qu'il voyait alors, je le vois aujourd'hui. C'est 25 le même ciel et la même terre; les choses ont leur âme d'autrefois, leur âme qui m'égaye et m'attriste, et me trouble; lui seul n'est plus. C'est pourquoi, à mesure que je vieillis, je m'intéresse de plus en plus à la rentrée des classes. 30 Si j'avais été pensionnaire dans un lycée, le souvenir de mes études me serait cruel et je le chasserais. Mais mes parents ne me mirent point à ce bagne. J'étais externe dans un vieux collège un peu monacal et caché; je voyais chaque jour la rue et la maison et n'étais point retranché, comme les pensionnaires, 35 de la vie publique et de la vie privée. Aussi, mes sentiments n'étaient point d'un esclave; ils se développaient avec cette douceur et cette force que la liberté donne à tout ce qui croît en elle. Il ne s'y mêlait pas de haine. La curiosité y était IO bonne et c'est pour aimer que je voulais connaitre. Tout ce que je voyais en chemin dans la rue, les hommes, les bêtes, les choses, contribuait, plus qu'on ne saurait croire, à me faire sentir la vie dans ce qu'elle a de simple et de fort. Rien ne vaut la rue pour faire comprendre à un enfant la 5 machine sociale. Il faut qu'il ait vu, au matin, les laitières, les porteurs d'eau, les charbonniers; il faut qu'il ait examiné les boutiques de l'épicier, du charcutier et du marchand de vin; il faut qu'il ait vu passer les régiments, musique en tête; il faut enfin qu'il ait humé l'air de la rue, pour sentir que la loi du travail est divine et qu'il faut que chacun fasse sa tâche en ce monde. J'ai conservé de ces courses du matin et du soir, de la maison au collège et du collège à la maison, une curiosité affectueuse pour les métiers et les gens de métier. Je dois avouer, pourtant, que je n'avais pas pour tous une 15 amitié égale. Les papetiers qui étalent à la devanture de leur boutique des images d'Épinal 612 furent d'abord mes préférés. Que de fois, le nez collé contre la vitre, j'ai lu d'un bout à l'autre la légende de ces petits drames figurés ! J'en connus beaucoup en peu de temps: il y en avait de 20 fantastiques qui faisaient travailler mon imagination et développaient en moi cette faculté sans laquelle on ne trouve rien même en matière d'expériences et dans le domaine des sciences exactes. Il y en avait qui, représentant les existences sous une forme naïve et saisissante, me firent regarder pour la première fois la 25 chose la plus terrible, ou pour mieux dire la seule chose terrible, la destinée. Enfin, je dois beaucoup aux images d'Epinal. Plus tard, à quatorze ou quinze ans, je ne m'arrêtai plus guère aux étalages des épiciers, dont les boîtes de fruits confits, pourtant, me semblèrent longtemps admirables. Je dédaignai 30 les merciers et ne cherchai plus à deviner le sens de l’Y énigmatique qui brille en or sur leur enseigne. Je m'arrêtais à peine à déchiffrer les rébus naifs, figurés sur la grille historiée des vieux débits de vin, où l'on voit un coing ou une comète en fer forgé. 35 Mon esprit, devenu plus délicat, ne s'intéressait plus qu'aux échoppes d'estampes, aux étalages de bric-à-brac et aux boîtes de bouquins. O vieux juifs sordides de la rue du Cherche-Midi, naifs bouquinistes des quais, mes maîtres, que je vous dois de reconnaissance! Autant et mieux que les professeurs de l'Université, vous avez fait mon éducation intellectuelle. Braves gens, vous avez étalé devant mes yeux ravis les formes mystérieuses de la vie passée et toute sorte de monuments précieux de la 5 pensée humaine. C'est en furetant dans vos boites, c'est en contemplant vos poudreux étalages, chargés des pauvres reliques de nos pères et de leurs belles pensées, que je me pénétrai insensiblement de la plus saine philosophie. Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongés des vers, 10 les ferrailles rouillées et les boiseries vermoulues que vous vendiez pour vivre, j'ai pris, tout enfant, un profond sentiment de l'écoulement des choses et du néant de tout. J'ai deviné que les êtres n'étaient que des images changeantes dans l'universelle illusion, et j'ai été dès lors enclin à la tristesse, à la 15 douceur et à la pitié. -Ibid., Chap. X. LE CRIME DE SYLVESTRE BONNARD "A L'OMBRE DES CHÊNES" J'avais conduit ce jour-là jusqu'au cimetière de Marnes un vieux collègue de grand âge qui, selon la pensée de Gathe, avait consenti à mourir. Le grand Gæthe, dont la puissance vitale était extraordinaire, croyait en effet qu'on ne meurt que 20 quand on le veut bien, c'est-à-dire quand toutes les énergies qui résistent à la décomposition finale, et dont l'ensemble fait la vie même, sont détruites jusqu'à la dernière. En d'autres termes, il pensait qu'on ne meurt que quand on ne peut plus vivre. A la bonne heure! il ne s'agit que de s'entendre et la 25 magnifique pensée de Gathe se ramène, quand on sait la prendre, à la chanson de La Palisse.613 Donc, mon excellent collègue avait consenti à mourir, grâce à deux ou trois attaques d'apoplexie des plus persuasives et dont la dernière fut sans réplique. Je l'avais peu pratiqué de 30 son vivant, mais il paraît que je devins son ami dès qu'il ne fut plus, car nos collègues me dirent d'un ton grave, avec un visage pénétré, que je devais tenir un des cordons du poêle et parler sur la tombe. |