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trèrent les habitudes de salon et le moment de l'analyse oratoire,
lorsque, au dix-neuvième siècle, le flexible et profond génie
d'Allemagne rencontra l'âge des synthèses philosophiques et de
la critique cosmopolite. Il y eut une de ces contrariétés
lorsque, au dix-septième siècle, le rude et solitaire génie 5
anglais essaya maladroitement de s'approprier l'urbanité nou-
velle, lorsque, au seizième siècle, le lucide et prosaïque esprit
français essaya inutilement d'enfanter une poésie vivante. C'est
cette concordance secrète des forces créatrices qui a produit la
politesse achevée et la noble littérature régulière sous Louis 10
XIV et Bossuet, la métaphysique grandiose et la large sym-
pathie critique sous Hegel et Goethe. C'est cette contrariété
secrète des forces créatrices qui a produit la littérature incom-
plète, la comédie scandaleuse, le théâtre avorté sous Dryden et
Wycherley, les mauvaises importations grecques, les tâtonne- 15
ments, les fabrications, les petites beautés partielles sous Ron-
sard et la Pléiade. Nous pouvons affirmer avec certitude que
les créations inconnues vers lesquelles le courant des siècles
nous entraîne, seront suscitées et réglées tout entières par les
trois forces primordiales; que, si ces forces pouvaient être 20
mesurées et chiffrées, on en déduirait comme d'une formule les
propriétés de la civilisation future, et que, si, malgré la gros-
sièreté visible de nos notations et l'inexactitude foncière de nos
mesures, nous voulons aujourd'hui nous former quelque idée
de nos destinées générales, c'est sur l'examen de ces forces 25
qu'il faut fonder nos prévisions. Car nous parcourons en les
énumérant le cercle complet des puissances agissantes, et,
lorsque nous avons considéré la race, le milieu, le moment,
c'est-à-dire le ressort du dedans, la pression du dehors et
l'impulsion déjà acquise, nous avons épuisé, non seulement 30
toutes les causes réelles, mais encore toutes les causes possibles
du mouvement.

-L'Histoire de la Littérature anglaise, Introduction,
V, 1863.

RENAN
(1823-1892)

"SCIENCE ET POÉSIE"

Si, comme Burke 610 l'a soutenu, "notre ignorance des choses de la nature était la cause principale de l'admiration qu'elles nous inspirent, si cette ignorance devenait pour nous la source du sentiment du sublime," on pourrait se demander si les sciences modernes, en déchirant le voile qui nous dérobait les 5 forces et les agents des phénomènes physiques, en nous montrant partout une régularité assujettie à des lois mathématiques, et par conséquent sans mystère, ont avancé la contemplation de l'univers et servi l'esthétique, en même temps qu'elles ont servi la connaissance de la vérité. Sans doute, les patientes inves- 10 tigations de l'observateur, les chiffres qu'accumule l'astronome, les longues énumérations du naturaliste ne sont guère propres à réveiller le sentiment du beau: le beau n'est pas dans l'analyse, mais le beau réel, celui qui ne repose pas sur les fictions de la fantaisie humaine, est caché dans les résultats de l'analyse. 15 Disséquer le corps humain, c'est détruire sa beauté; et pourtant, par cette dissection, la science arrive à y reconnaître une beauté d'un ordre bien supérieur et que la vue superficielle n'aurait pas soupçonnée.

Sans doute ce monde enchanté, où a vecu l'humanité avant 20 d'arriver à la vie réfléchie, ce monde conçu comme moral, passionné, plein de vie et de sentiment, avait un charme inexprimable, et il se peut qu'en face de cette nature sévère et inflexible que nous a créée le rationalisme, quelques-uns se prennent à regretter le miracle et à reprocher à l'expérience 25 de l'avoir banni de l'univers. Mais ce ne peut être que par l'effet d'une vue incomplète des résultats de la science. Car le monde véritable que la science nous révèle est de beaucoup supérieur au monde fantastique créé par l'imagination. On eût mis l'esprit humain au défi de concevoir les plus étonnantes 30 merveilles, on l'eût affranchi des limites que la réalisation impose toujours à l'idéal, qu'il n'eût pas osé concevoir la millième partie des splendeurs que l'observation a démontrées. "Nous

avons beau enfler nos conceptions, nous n'en fantons que des atomes au prix de la réalité des choses." 611 N'est-ce pas un fait étrange que toutes les idées que la science primitive s'était formées sur le monde nous paraissent étroites, mesquines, ridicules, auprès de ce qui s'est trouvé véritable? La terre semblable à un disque, à une colonne, à un cône, le soleil gros comme le Péloponèse, ou conçu comme un simple météore s'allumant tous les jours, les étoiles roulant à quelques lieues sur une voûte solide, des sphères concentriques, un univers fermé, étouffant, des murailles, un cintre étroit contre lequel 10 va se briser l'instinct de l'infini, voilà les plus brillantes hypothèses auxquelles était arrivé l'esprit humain. Au delà, il est vrai, était le monde des anges avec ses éternelles splendeurs; mais là encore, quelles étroites limites, quelles conceptions finies! Le temple de notre Dieu n'est-il pas agrandi, depuis 15 que la science nous a découvert l'infinité des mondes? Et pour tant on était libre alors de créer des merveilles; on taillait en pleine étoffe, si j'ose le dire, l'observation ne venait pas gêner la fantaisie; mais c'est à la méthode expérimentale, que plusieurs se plaisent à représenter comme étroite et sans idéal, 20 qu'il était réservé de nous révéler, non pas cet infini métaphysique dont l'idée est la base même de la raison de l'homme, mais cet infini réel, que jamais il n'atteint dans les plus hardies excursions de sa fantaisie. Disons donc sans crainte que, si le merveilleux de la fiction a pu jusqu'ici sembler nécessaire à la 25 poésie, le merveilleux de la nature, quand il sera dévoilé dans toute sa splendeur, constituera une poésie mille fois plus sublime, une poésie qui sera la réalité même, qui sera à la fois science et poésie.

-L'Avenir de la Science, Chap. V, 1848.

CONTEMPORARY WRITERS

Loti may be classed among the impressionists; his novels are his impressions as traveler and poet. Întellectuality, psychology and analysis play little part in his work. He is a painter. In some novels (Pêcheur d'Islande, 1886) he depicts the life of the fisherman with its hardship, its sorrow, its pathos-its fatalism. In others (Mariage de Loti, 1880), his descriptions of exotic landscapes and civilizations recall Chateaubriand. "Il évoque l'indicible, il reflète les dessous et les lointains de l'âme; par les tours, par les sons, surtout par les rythmes, il prête une expression infiniment pénétrante au moi du poète." He loves the picturesque and stands apart from his earlier contemporaries, the naturalists.

Anatole France is primarily a liberated intelligence. His work is perhaps critical rather than purely creative or constructive. In his novels, therefore, he often dispenses with plot and deals with ideas and attitudes toward life. The novel for him is simply the means of recounting the "aventures de son âme." The three types, Bonnard, Bergeret, Abbé Coignard, are only France himself, more or less transposed but always recognizable. He is not a pessimist. He does not complain nor become irritated. He is a sceptic, but his philosophy teaches him modesty and tolerance; he is ironic, but his irony is tempered with pity. Pride, fanaticism, pedantry, he loathes. He is, above all, an artist.

LOTI
(1850-1922)

LE MARIAGE DE LOTI

"UNE EXCURSION DANS L'ÎLE DE TAHITI"

Au bout d'une heure de marche, nous entendîmes près de nous le bruit sourd et puissant de la chute. Nous arrivâmes au fond de la gorge obscure où le ruisseau de Fataoua, comme une grande gerbe argentée, se précipite de trois cents mètres de haut dans le vide.

Au fond de ce gouffre, c'était un vrai enchantement: Des végétations extravagantes s'enchevêtraient à l'ombre, ruisselantes, trempées par un déluge perpétuel; le long des

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parois verticales et noires, s'accrochaient des lianes, des fougères arborescentes, des mousses et des capillaires exquises. L'eau de la cascade émiettée, pulvérisée par sa chute, arrivait en pluie torrentielle, en masse échevelée et furieuse.

Elle se réunissait ensuite en bouillonnant dans des bassins de 5 roc vif, qu'elle avait mis des siècles à creuser et à polir; et puis se reformait en ruisseau et continuait son chemin sous la verdure.

Une fine poussière d'eau était répandue comme un voile sur toute cette nature; tout en haut apparaissaient le ciel, comme 10 entrevu du fond d'un puits, et la tête des grandes mornes à moitié perdus dans des nuages sombres.

Ce qui frappait surtout Rarahu, c'était cette agitation éternelle, au milieu de cette solitude tranquille: un grand bruit, et rien de vivant; rien que la matière inerte suivant depuis des 15 âges incalculables l'impulsion donnée au commencement du monde.

Nous prîmes à gauche par des sentiers de chèvre qui montaient en serpentant sur la montagne.

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Nous marchions sous une épaisse voûte de feuillage; des 20 arbres séculaires dressaient autour de nous leurs troncs humides, verdâtres, polis comme d'énormes piliers de marbre. — Les lianes s'enroulaient partout, et les fougères arborescentes étendaient leurs larges parasols, découpés comme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvâmes des buissons de rosiers, 25 des fouillis de rosiers en fleurs. Les roses du Bengale de toutes les nuances s'épanouissaient là-haut avec une singulière profusion, et, à terre, dans la mousse, c'étaient des tapis odorants de petites fraises des bois; -on eût dit des jardins enchantés.

Rarahu n'était jamais allée si loin; elle éprouvait une ter- 30 reur vague en s'enfoncant dans ces bois. Les paresseuses Tahitiennes ne s'aventurent guère dans l'intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les plus lointaines; c'est à peine si les hommes visitent quelquefois ces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages ou y couper des bois 35 précieux.

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C'était si beau cependant qu'elle était ravie. Elle s'était fait une couronne de roses, et déchirait gaiement sa robe à toutes les branches du chemin.

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