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dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.

Un tel classique a pu être un moment révolutionnaire, il a pu le paraître du moins, mais il ne l'est pas; il n'a fait main basse d'abord autour de lui, il n'a renversé ce qui le gênait que 5 pour rétablir bien vite l'équilibre au profit de l'ordre et du beau..

En France, nous n'avons pas eu de grand classique antérieur au siècle de Louis XIV; les Dante et les Shakspeare, ces autorités primitives, auxquelles on revient tôt ou tard dans les jours 10 d'émancipation, nous ont manqué. Nous n'avons eu que des ébauches de grand poètes, comme Mathurin Régnier, comme Rabelais et sans idéal aucun, sans la passion et le sérieux qui consacrent. Montaigne a été une espèce de classique anticipé, de la famille d'Horace, mais qui se livrait en enfant perdu, et 15 faute de dignes alentours, à toutes les fantaisies libertines de sa plume et de son humeur. . . . Il en résulte que nous avons, moins que tout autre peuple, trouvé dans nos ancêtres-auteurs de quoi réclamer hautement à certains jours nos libertés littéraires et nos franchises, et qu'il nous a été plus difficile de 20 rester classiques encore en nous affranchissant. Toutefois, avec Molière et La Fontaine parmi nos classiques du grand siècle, c'est assez pour que rien de légitime ne puisse être refusé à ceux qui oseront et qui sauront.

L'important aujourd'hui me paraît être de maintenir l'idée 25 et le culte, tout en l'élargissant. Il n'y a pas de recette pour faire des classiques; ce point doit être enfin reconnu évident. Croire qu'en imitant certaines qualités de pureté, de sobriété, de correction et d'élégance, indépendamment du caractère même et de la flamme, on deviendra classique, c'est croire qu'après 30 Racine père il y a lieu à des Racine fils; rôle estimable et triste, ce qui est le pire en poésie. Il y a plus: il n'est pas bon de paraître trop vite et d'emblée classique à ses contemporains; on a grande chance alors de ne pas rester tel pour la postérité. Fontanes,607 en son temps, paraissait un classique pur à ses 35 amis; voyez quelle pâle couleur cela fait à vingt-cinq ans de distance. Combien de ces classiques précoces qui ne tiennent pas et qui ne le sont que pour un temps! On se retourne un matin, et l'on est tout étonné de ne plus les retrouver debout

derrière soi. Il n'y en a eu, dirait gaiement Mme. de Sévigné, que pour un déjeuné de soleil.608 En fait de classiques, les plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands: demandez-le plutôt à ces mâles génies vraiment nés immortels et perpétuellement florissants. Le moins classique, en ap- 5 parence, des quatre grands poètes de Louis XIV, était Molière; on l'applaudissait alors bien plus qu'on ne l'estimait; on le goûtait sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait La Fontaine: et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu. Bien avant Boileau, même avant 10 Racine, ne sont-ils pas aujourd'hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d'une morale universelle? . . .

[Sainte Beuve here gives the names of those worthy of a place in the "Temple du goût" from Homer to Milton.]

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Voilà nos classiques; l'imagination de chacun peut achever le dessin et même choisir son groupe préféré. Car il faut choisir, et la première condition du goût, après avoir tout compris, est de ne pas voyager sans cesse, mais de s'asseoir une fois et de se fixer. Rien ne blase et n'éteint plus le goût que les vo- 20 yages sans fin; l'esprit poétique n'est pas le Juif errant.609 Ma conclusion pourtant, quand je parle de se fixer et de choisir, ce n'est pas d'imiter ceux même qui nous agréent le plus entre nos maîtres dans le passé. Contentons-nous de les sentir, de les pénétrer, de les admirer, et nous, venus si tard, tâchons du 25 moins d'être nous-mêmes. Faisons notre choix dans nos propres instincts. Ayons la sincérité et le naturel de nos propres pensées, de nos sentiments, cela se peut toujours; joignons-y, ce qui est plus difficile, l'élévation, la direction, s'il se peut, vers quelque but haut placé; et tout en parlant notre langue, en 30 subissant les conditions des âges où nous sommes jetés et où nous puisons notre force comme nos défauts, demandons-nous de temps en temps, le front levé vers les collines et les yeux attachés aux groupes des mortels révérés: Que diraient-ils de nous?

Mais pourquoi parler toujours d'être auteur et d'écrire? il vient un âge, peut-être, où l'on n'écrit plus. Heureux ceux qui lisent, qui relisent, ceux qui peuvent obéir à leur libre inclination dans leurs lectures! Il vient une saison dans la vie, où,

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tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n'a pas de plus vives jouissances que d'étudier et d'approfondir les choses qu'on sait, de savourer ce qu'on sent, comme de voir et de revoir les gens qu'on aime: pures délices du cœur et du goût dans la maturité. C'est alors que ce mot de classique prend 5 son vrai sens, et qu'il se définit pour tout homme de goût par un choix de prédilection et irrésistible. Le goût est fait alors, il est formé et définitif; le bon sens chez nous, s'il doit venir, est consommé. On n'a plus le temps d'essayer ni l'envie de sortir à la découverte. On s'en tient à ses amis, à ceux qu'un 10 long commerce a éprouvés. Vieux vin, vieux livres, vieux amis. On se dit comme Voltaire dans ces vers délicieux:

Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace!

J'ai vécu plus que toi: mes vers dureront moins;
Mais, au bord du tombeau, je mettrai tous mes soins
A suivre les leçons de ta philosophie,

A mépriser la mort en savourant la vie,

A lire tes écrits pleins de grâce et de sens,

Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sens.

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Enfin, que ce soit Horace ou tout autre, quel que soit l'auteur 20 qu'on préfère et qui nous rende nos propres pensées en toute richesse et maturité, on va demander alors à quelqu'un de ces bons et antiques esprits un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d'amenité qui nous récon- 25 cilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes et avec nous-même.

-Causeries du Lundi, Vol. III, 21 octobre, 1850.

TAINE
(1828-1893)

LES TROIS FORCES PRIMORDIALES

Trois sources différentes contribuent à produire cet état moral élémentaire, la race, le milieu et le moment. Ce qu'on

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appelle la race, ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l'homme apporte avec lui à la lumière, et qui ordinairement sont jointes à des différences marquées dans le tempérament et dans la structure du corps. Elles varient selon les peuples. Il y a naturellement des variétés d'hommes, comme des variétés de taureaux et de chevaux, les unes braves et intelligentes, les autres timides et bornées, les unes capables de conceptions et de créations supérieures, les autres réduites aux idées et aux inventions rudimentaires, quelques-unes appropriées plus particulièrement à certaines œuvres et approvisionnées plus riche- 10 ment de certains instincts.

...

Lorsqu'on a ainsi constaté la structure intérieure d'une race, il faut considérer le milieu dans lequel elle vit. Car l'homme n'est pas seul dans le monde; la nature l'enveloppe et les autres hommes l'entourent; sur le pli primitif et permanent viennent 15 s'étaler les plis accidentels et secondaires, et les circonstances physiques ou sociales dérangent ou complètent le naturel qui leur est livré. . . .

Il y a pourtant un troisième ordre de causes; car, avec les forces du dedans et du dehors, il y a l'œuvre qu'elles ont déjà 20 faite ensemble, et cette œuvre elle-même contribue à produire celle qui suit; outre l'impulsion permanente et le milieu donné, il y a la vitesse acquise. Quand le caractère national et les circonstances environnantes opèrent, ils n'opèrent point sur une table rase, mais une table où des empreintes sont déjà marquées. 25 Selon qu'on prend la table à un moment ou à un autre, l'empreinte est différente; et cela suffit pour que l'effet total soit différent. . . .

Il (l'effet final) est grand ou petit, selon que les forces fondamentales sont grandes ou petites et tirent plus ou moins 30 exactement dans le même sens, selon que les effets distincts de la race, du milieu et du moment se combinent pour s'ajouter l'un à l'autre ou pour s'annuler l'un par l'autre. C'est ainsi que s'expliquent les longues impuissances et les éclatantes réussites qui apparaissent irrégulièrement et sans raison ap- 35 parente dans la vie d'un peuple; elles ont pour causes des concordances ou des contrariétés intérieures. Il y eut une de ces concordances lorsque, aux dix-septième siècle, le caractère sociable et l'esprit de conversation innés en France rencon

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trèrent les habitudes de salon et le moment de l'analyse oratoire,
lorsque, au dix-neuvième siècle, le flexible et profond génie
d'Allemagne rencontra l'âge des synthèses philosophiques et de
la critique cosmopolite. Il y eut une de ces contrariétés
lorsque, au dix-septième siècle, le rude et solitaire génie 5
anglais essaya maladroitement de s'approprier l'urbanité nou-
velle, lorsque, au seizième siècle, le lucide et prosaïque esprit
français essaya inutilement d'enfanter une poésie vivante. C'est
cette concordance secrète des forces créatrices qui a produit la
politesse achevée et la noble littérature régulière sous Louis 10
XIV et Bossuet, la métaphysique grandiose et la large sym-
pathie critique sous Hegel et Goethe. C'est cette contrariété
secrète des forces créatrices qui a produit la littérature incom-
plète, la comédie scandaleuse, le théâtre avorté sous Dryden et
Wycherley, les mauvaises importations grecques, les tâtonne- 15
ments, les fabrications, les petites beautés partielles sous Ron-
sard et la Pléiade. Nous pouvons affirmer avec certitude que
les créations inconnues vers lesquelles le courant des siècles
nous entraîne, seront suscitées et réglées tout entières par les
trois forces primordiales; que, si ces forces pouvaient être 20
mesurées et chiffrées, on en déduirait comme d'une formule les
propriétés de la civilisation future, et que, si, malgré la gros-
sièreté visible de nos notations et l'inexactitude foncière de nos
mesures, nous voulons aujourd'hui nous former quelque idée
de nos destinées générales, c'est sur l'examen de ces forces 25
qu'il faut fonder nos prévisions. Car nous parcourons en les
énumérant le cercle complet des puissances agissantes, et,
lorsque nous avons considéré la race, le milieu, le moment,
c'est-à-dire le ressort du dedans, la pression du dehors et
l'impulsion déjà acquise, nous avons épuisé, non seulement 30
toutes les causes réelles, mais encore toutes les causes possibles
du mouvement.

-L'Histoire de la Littérature anglaise, Introduction,
V, 1863.

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