Au fracas des buccins 586 qui sonnaient leur fanfare, Superbe, maîtrisant son cheval qui s'effare, Sur le ciel enflammé, l'Imperator sanglant.
Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse, L'Égypte s'endormir sous un ciel étouffant
Et le Fleuve, à travers le Delta noir qu'il fend, Vers Bubaste ou Saïs 587 rouler son onde grasse.
Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse, Soldat captif berçant le sommeil d'un enfant, Ployer et défaillir sur son cœur triomphant Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.
Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns Vers celui qu'enivraient d'invincibles parfums, Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires;
Et sur elle courbé, l'ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d'or Toute une mer immense où fuyaient des galères. 588
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, Fatigués de porter leurs misères hautaines, De Palos de Moguer, 589 routiers 590 et capitaines Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango 591 mûrit dans ses mines lointaines, Et les vents alizés inclinaient leurs antennes Aux bords mystérieux du monde Occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques, L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques Enchantait leur sommeil d'un mirage doré;
Ou penchés à l'avant des blanches caravelles, Ils regardaient monter en un ciel ignoré Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
Le vase où meurt cette verveine D'un coup d'éventail fut fêlé; Le coup dut effleurer à peine. Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure, Mordant le cristal chaque jour, D'une marche invisible et sûre En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte, Le suc des fleurs s'est épuisé; Personne encore ne s'en doute, N'y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu'on aime, Effleurant le cœur, le meurtrit; Puis le cœur se fend de lui-même, La fleur de son amour périt;
Toujours intact aux yeux du monde, Il sent croître et pleurer tout bas Sa blessure fine et profonde, Il est brisé, n'y touchez pas.
Stances et Poèmes, 1865.
Le laboureur m'a dit en songe: "Fais ton pain, Je ne te nourris plus, gratte la terre et sème." Le tisserand m'a dit: "Fais tes habits toi-même." Et le maçon m'a dit: "Prends ta truelle en main."
Et seul, abandonné de tout le genre humain Dont je traînais partout l'implacable anathème, Quand j'implorais du ciel une pitié suprême, Je trouvais des lions debout dans mon chemin.
J'ouvris les yeux, doutant si l'aube était réelle: De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle, Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés.
Je connus mon bonheur et qu'au monde où nous sommes Nul ne peut se vanter de se passer des hommes; Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.
Quelqu'un m'est apparu très loin dans le passé: C'était un ouvrier des hautes Pyramides, Adolescent perdu dans ces foules timides Qu'écrasait le granit pour Chéops entassé.
Or ses genoux tremblaient; il pliait, harassé Sous la pierre, surcroît au poids des cieux torrides; L'effort gonflait son front et le creusait de rides;
Il cria tout à coup comme un arbre cassé.
Ce cri fit frémir l'air, ébranla l'éther sombre, Monta, puis atteignit les étoiles sans nombre Où l'astrologue lit les jeux tristes du sort;
Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice, Et depuis trois mille ans sous l'énorme bâtisse, Dans sa gloire, Chéops inaltérable dort.
La blanche Vérité dort au fond d'un grand puits. Plus d'un fuit cet abîme ou n'y prend jamais garde; Moi, par un sombre amour, tout seul je m'y hasarde, J'y descends à travers la plus noire des nuits;
Et j'entraîne la câble aussi loin que je puis; Or, je l'ai déroulé jusqu'au bout; je regarde, Et, les bras étendus, la prunelle hagarde, J'oscille sans rien voir ni rencontrer d'appuis.
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