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mêler avec les autres fleurs. . . . Je descends aussi quelque fois dans cette vallée, qui est la plus secrète partie de mon désert, et qui, jusques ici n'avait été connue de personne. C'est un pays à souhaiter et à peindre, que j'ai choisi pour vaquer à mes plus chères occupations, et passer les plus douces heures de ma vie. L'eau et les arbres ne le laissent jamais manquer de frais et de verd. Les cygnes, qui couvraient autrefois toute la rivière, se sont retirés en ce lieu de sûreté, et vivent dans un canal qui fait rêver les plus grands parleurs, aussitot qu'ils s'en approchent, et au bord duquel je suis toujours heureux, soit 10 que je sois joyeux, soit que je sois triste. Pour peu que je m'y ` arrête, il me semble que je retourne en ma première innocence. Mes désirs, mes craintes et mes espérances cessent tout d'un coup. Tous les mouvements de mon âme se relâchent et je n'ai point de passions, ou si j'en ai, je les gouverne comme des 15 bêtes apprivoisées. . . .

-"A M. de La Motte-Aigron," 4 sept., 1622.

SOCRATE CHRÉTIEN

Rien ne paraît ici de l'homme, rien qui porte sa marque et qui soit de sa façon. Je ne vois rien qui ne me semble plus que naturel dans la naissance et dans le progrès de cette doctrine: les ignorants l'ont persuadée aux philosophes; de pauvres 20 pêcheurs ont été érigés en docteurs des rois et des nations, en professeurs de la science du ciel. Ils ont pris dans leurs filets les orateurs et les poètes, les jurisconsultes et les mathématiciens.

Cette république naissante s'est multipliée par la chasteté 25 et par la mort, bien que ce soient deux choses stériles et contraires au dessein de multiplier. Ce peuple choisi s'est accru par les pertes et par les défaites: il a combattu, il a vaincu étant désarmé. Le monde, en apparence, avait ruiné l'Église; mais elle a accablé le monde sous ses ruines. La force des tyrans 30 s'est rendue au courage des condamnés. La patience de nos pères a lassé toutes les mains, toutes les machines, toutes les inventions de la cruauté.

Chose étrange et digne d'une longue considération! reprochons-la plus d'une fois à la lâcheté de notre foi et à la tiédeur 35

de notre zèle: en ce temps-là, il y avait de la presse à se faire déchirer, à se faire brûler pour Jésus-Christ. L'extrême douleur et la dernière infamie attiraient les hommes au christianisme: c'étaient les appas et les promesses de cette nouvelle secte. Ceux qui la suivaient et qui avaient faveur à la cour, 5 avaient peur d'être oubliés dans la commune persécution: ils s'allaient accuser eux-mêmes s'ils manquaient de délateurs. Le lieu où les feux étaient allumés et les bêtes déchaînées s'appelait, en la langue de la primitive Église, la place où l'on donne les couronnes.

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Le sang des martyrs a été fertile, et la persécution a peuplé le monde de chrétiens. Les premiers persécuteurs, voulant éteindre la lumière qui naissait et étouffer l'Église au berceau, ont été contraints d'avouer leur faiblesse après avoir épuisé leurs forces. Les autres qui l'attaquèrent depuis ne réussirent 15 pas mieux en leur entreprise. Et, bien qu'il y ait encore des inscriptions qu'ils nous ont laissées, pour avoir purgé la terre de la nation des chrétiens et pour avoir aboli le nom chrétien en toutes les parties de l'empire, l'expérience nous a fait voir qu'ils ont triomphé à faux, et leurs marbres ont été menteurs. 20 Ces superbes inscriptions sont aujourd'hui des monuments de leur vanité, et non pas de leur victoire. L'ouvrage de Dieu n'a pu être défait par la main des hommes. Et disons hardiment à la gloire de notre Jésus-Christ et à la honte de leur Dioclétien: "Les tyrans passent, mais la vérité demeure."

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-"Discours III," 1652.

VAUGELAS

(1585-1650)

"LE BON USAGE"

Voici donc comme on définit le bon usage: C'est la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs du temps.

Quand je dis la cour, j'y comprends les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le prince réside, 30 qui, par la communication qu'elles ont avec les gens de la cour, participent à sa politesse. Il est certain que la cour est comme

un magasin d'où notre langue tire quantité de beaux termes pour exprimer nos pensées, et que l'éloquence de la chaire ni du barreau n'aurait pas les grâces qu'elle demande si elle ne les empruntait presque toutes de la cour. Je dis presque parceque nous avons encore un grand nombre d'autres phrases qui 5 ne viennent pas de la cour, mais qui sont prises de tous les meilleurs auteurs grecs et latins, dont les dépouilles font une partie des richesses de notre langue, et peut-être ce qu'elle a de plus magnifique et de plus pompeux.

Toutefois, quelque avantage que nous donnions à la cour, 10 elle n'est pas suffisante toute seule de servir de règle; il faut que la cour et les bons auteurs y concourent, et ce n'est que de cette conformité qui se trouve entre les deux que l'usage s'établit. . . . Le consentement des bons auteurs est comme le sceau, ou une vérification qui autorise le langage de la cour 15 et qui marque le bon usage.

-Remarques sur la langue française (Preface, 1647).

DESCARTES

(1596-1650)

DISCOURS DE LA MÉTHODE

Mais comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres, je me résolus d'aller si lentement et d'user de tant de circonspection en toutes choses, que si je n'avançais que fort peu, je me garderais bien au moins de tomber. Même je ne voulus 20 point commencer à rejeter tout à fait aucune des opinions qui s'étaient pu glisser autrefois en ma créance sans y avoir été introduites par la raison, que je n'eusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de l'ouvrage que j'entreprenais, et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance 25 de toutes les choses dont mon esprit serait capable.

J'avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et, entre les mathématiques, à l'analyse des géomètres et à l'algèbre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. 30 Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent

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l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien

omettre.

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Ces longues chaines de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s'entresuivent en même façon, et 10 que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en 15 peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer, car je savais déjà que c'était par les plus simples et les plus aisées à connaître; et, considérant qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences il n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démon- 20 strations, c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu'ils ont examinées; bien que je n'en espérasse aucune autre utilité, sinon qu'elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités et ne se contenter point de fausses raisons.

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Mais ce qui me contentait le plus de cette méthode était que par elle j'étais assuré d'user en tout de ma raison, sinon parfaitement, au moins le mieux qui fût en mon pouvoir: outre que je sentais, en la pratiquant, que mon esprit s'accoutumait peu à peu à concevoir plus nettement et plus distinctement ses 30 objets; et que, ne l'ayant point assujettie à aucune matière particulière, je me promettais de l'appliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences que j'avais fait à celles de l'algèbre. Non que pour cela j'osasse entreprendre d'abord d'examiner toutes celles qui se présenteraient, car cela même 35 eût été contraire à l'ordre qu'elle prescrit; mais ayant pris garde que leurs principes devaient tous être empruntés de la

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