L'oreille en éventail, la trompe entre les dents, Ils cheminent, l'œil clos. Leur ventre bat et fume, Et leur sueur dans l'air embrasé monte en brume; Et bourdonnent autour mille insectes ardents.
Mais qu'importent la soif et la mouche vorace, Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé? Ils rêvent en marchant du pays délaissé, Des forêts de figuiers où s'abrita leur race.
Ils reverront le fleuve échappé des grands monts, Où nage en mugissant l'hippopotame énorme, Où, blanchis par la lune et projetant leur forme, Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs.
Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent, Comme une ligne noire, au sable illimité; Et le désert reprend son immobilité Quand les lourds voyageurs à l'horizon s'effacent.
-Poèmes barbares, 1862.
Tels que la haute mer contre les durs rivages, A la grande tuerie ils se sont tous rués, Ivres et haletants, par les boulets troués,
En d'épais tourbillons pleins de clameurs sauvages.
Sous un large soleil d'été, de l'aube au soir,
Sans relâche, fauchant les blés, brisant les vignes,
Longs murs d'hommes, ils ont poussé leurs sombres lignes, Et là, par blocs entiers, ils se sont laissés choir.
Puis, ils se sont liés en étreintes féroces, Le souffle au souffle uni, l'œil de haine chargé. Le fer d'un sang fiévreux à l'aise s'est gorgé ; La cervelle a jailli sous la lourdeur des crosses.
Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,
Les voici maintenant, blêmes, muets, farouches,
Les poings fermés, serrant les dents, et les yeux louches, Dans la mort furieuse étendus par milliers.
La pluie, avec lenteur lavant leurs pâles faces,
Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux;
Et par la morne plaine où tourne un vol d'oiseaux
Le ciel d'un noir sinistre estompe au loin leurs masses.
Tous les cris se sont tus, les râles sont poussés. Sur le sol bossué de tant de chair humaine, Aux dernières lueurs du jour on voit à peine Se tordre vaguement des corps entrelacés;
Et là-bas, du milieu de ce massacre immense, Dressant son cou roidi, percé de coups de feu, Un cheval jette au vent un rauque et triste adieu Que la nuit fait courir à travers le silence.
O boucherie! ô soif du meurtre! acharnement Horrible! odeur des morts qui suffoques et navres! Soyez maudits devant ces cent mille cadavres Et la stupide horreur de cet égorgement.
Mais, sous l'ardent soleil ou sur la plaine noire, Si, heurtant de leur cœur la gueule du canon, Ils sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom, Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire! -Poèmes barbares, 1862.
Hideux siècles de foi, de lèpre et de famine, Que le reflet sanglant des bûchers illumine! Siècles de désespoir, de peste et de haut-mal,
Où le Jacque 577 en haillons, plus vil que l'animal, Geint lamentablement sa pitoyable vie!
Siècles de haine atroce et jamais assouvie,
Où, dans les caveaux sourds des donjons noirs et clos Qui ne laissent ouïr les cris ni les sanglots,
Le vieux juif, pieds et poings ferrés, et qu'on édente, Pour mieux suer son or cuit sur la braise ardente! Siècles de ceux d'Albi 578 scellés vifs dans les murs, Et des milliers de harts d'où les pendus trop mûrs, Quand le vent de l'hiver les heurte et les fracasse, Encombrent les chemins de quartiers de carcasse, Avec force corbeaux battant de l'aile autour! Siècles du noble sire aux aguets sur sa tour, Éperonné, casqué, prêt à sauter en selle
Pour couper au marchand la gorge et l'escarcelle,
Et rendant grâce aux Saints si les ballots sont lourds
De brocarts d'Orient, de soie et de velours!
Siècles des loups-garous hurlant dans les bruyères, Des Incubes 579 menant la ronde des sorcières Par les anciens charniers où dansent alternés
Les feux blêmes qui sont âmes des morts damnés! Siècles du goupillon, du froc, de la cagoule, De l'estrapade et des chevalets, où la Goule Romaine,580 ce vampire ivre de sang humain, L'écume de la rage aux dents, la torche en main, Soufflant dans toute chair, dans toute âme vivante, L'angoisse d'être au monde autant que l'épouvante De la mort, voue au feu stupide de l'Enfer L'holocauste fumant sur son autel de fer! Dans chacune de vos exécrables minutes, O siècles d'égorgeurs, de lâches et de brutes, Honte de ce vieux globe et de l'humanité, Maudits, soyez maudits, et pour l'éternité! -Poèmes tragiques, 1884.
Les lourds rameaux neigeux du mélèze et de l'aune.
Un grand silence. Un ciel étincelant d'hiver. Le Roi du Hartz,581 assis sur ses jarrets de fer, Regarde resplendir la lune large et jaune.
Les gorges, les vallons, les forêts et les rocs Dorment inertement sous leur blême suaire, Et la face terrestre est comme un ossuaire Immense, cave ou plat, ou bossué par blocs.
Tandis qu'éblouissant les horizons funèbres, La lune, œil d'or glacé, luit dans le morne azur, L'angoisse du vieux Loup étreint son cœur obscur, Un âpre frisson court le long de ses vertèbres.
Sa louve blanche, aux yeux flambants, et les petits Qu'elle abritait, la nuit, des poils chauds de son ventre, Gisent, morts, égorgés par l'homme, au fond de l'antre. Ceux, de tous les vivants, qu'il aimait, sont partis.
Il est seul désormais sur la neige livide.
La faim, la soif, l'affût patient dans les bois, Le doux agneau qui bêle ou le cerf aux abois, Que lui fait tout cela, puisque le monde est vide?
Lui, le chef du haut Hartz, tous l'ont trahi, le Nain Et le Géant, le Bouc, l'Orfraie et la Sorcière, Accroupis près du feu de tourbe et de bruyère Où l'eau sinistre bout dans le chaudron d'airain.
Sa langue fume et pend de la gueule profonde. Sans lécher le sang noir qui s'égoutte du flanc, Il érige sa tête aiguë en grommelant, Et la haine, dans ses entrailles, brûle et gronde.
L'Homme, le massacreur antique des aïeux, De ses enfants et de la royale femelle Qui leur versait le lait ardent de sa mamelle, Hante immuablement son rêve furieux.
Une braise rougit sa prunelle énergique;
Et, redressant ses poils roides comme des clous, Il évoque, en hurlant, l'âme des anciens loups Qui dorment dans la lune éclatante et magique.
-Poèmes tragiques, 1884.
vibilism - was, is nothing, nature is du.
Sous l'azur triomphal, au soleil qui flamboie, La trirème d'argent blanchit le fleuve noir Et son sillage y laisse un parfum d'encensoir Avec des sons de flûte et des frissons de soie.
A la proue éclatante où l'épervier s'éploie, Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir, Cléopâtre debout en la splendeur du soir
Semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie.
Voici Tarse, où l'attend le guerrier désarmé; Et la brune Lagide 584 ouvre dans l'air charmé
Ses bras d'ambre où la pourpre a mis des reflets roses;
Et ses yeux n'ont pas vu, présage de son sort, Auprès d'elle, effeuillant sur l'eau sombre des roses, Les deux Enfants divins, le Désir et la Mort.
Le choc avait été très rude. Les tribuns
Et les centurions, ralliant les cohortes, Humaient encor dans l'air où vibraient leurs voix fortes La chaleur du carnage et ses âcres parfums.
D'un œil morne, comptant leurs compagnons défunts, Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes, Au loin, tourbillonner les archers de Phraortes; 585 Et la sueur coulait de leurs visages bruns.
C'est alors qu'apparut, tout hérissé de flèches, Rouge du flux vermeil de ses blessures fraiches, Sous la pourpre flottante et l'airain rutilant,
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