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LES ÉLÉPHANTS

Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.

Une ondulation immobile remplit

L'horizon aux vapeurs de cuivre où l'homme habite.

Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus
Dorment au fond de l'antre éloigné de cent lieues,
Et la girafe boit dans les fontaines bleues,
Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L'air épais, où circule un immense soleil.
Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l'écaille étincelle.

Tel l'espace enflammé brûle sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts.

D'un point de l'horizon, comme des masses brunes
Ils viennent, soulevant la poussière, et l'on voit,
Pour ne point dévier du chemin le plus droit,
Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine!
Sa tête est comme un roc, et l'arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts.

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ΙΟ

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Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,

Il guide au but certain ses compagnons poudreux;
Et, creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.

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L'oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l'œil clos. Leur ventre bat et fume,
Et leur sueur dans l'air embrasé monte en brume;
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

Mais qu'importent la soif et la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé?
Ils rêvent en marchant du pays délaissé,
Des forêts de figuiers où s'abrita leur race.

Ils reverront le fleuve échappé des grands monts,
Où nage en mugissant l'hippopotame énorme,
Où, blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs.

Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent,
Comme une ligne noire, au sable illimité;

Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l'horizon s'effacent.

-Poèmes barbares, 1862.

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LE SOIR D'UNE BATAILLE

Tels que la haute mer contre les durs rivages,
A la grande tuerie ils se sont tous rués,
Ivres et haletants, par les boulets troués,

En d'épais tourbillons pleins de clameurs sauvages.

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Sous un large soleil d'été, de l'aube au soir,
Sans relâche, fauchant les blés, brisant les vignes,

Longs murs d'hommes, ils ont poussé leurs sombres lignes,
Et là, par blocs entiers, ils se sont laissés choir.

Puis, ils se sont liés en étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l'œil de haine chargé.
Le fer d'un sang fiévreux à l'aise s'est gorgé;
La cervelle a jailli sous la lourdeur des crosses.

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Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,

Les voici maintenant, blêmes, muets, farouches,

Les poings fermés, serrant les dents, et les yeux louches,
Dans la mort furieuse étendus par milliers.

La pluie, avec lenteur lavant leurs pâles faces,

Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux;

Et par la morne plaine où tourne un vol d'oiseaux

Le ciel d'un noir sinistre estompe au loin leurs masses.

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Tous les cris se sont tus, les râles sont poussés.
Sur le sol bossué de tant de chair humaine,
Aux dernières lueurs du jour on voit à peine
Se tordre vaguement des corps entrelacés;

Et là-bas, du milieu de ce massacre immense,
Dressant son cou roidi, percé de coups de feu,
Un cheval jette au vent un rauque et triste adieu
Que la nuit fait courir à travers le silence.

O boucherie! ô soif du meurtre! acharnement
Horrible! odeur des morts qui suffoques et navres!
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet égorgement.

Mais, sous l'ardent soleil ou sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur cœur la gueule du canon,
Ils sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom,
Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire!
-Poèmes barbares, 1862.

LES SIÈCLES MAUDITS

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Hideux siècles de foi, de lèpre et de famine,
Que le reflet sanglant des bûchers illumine!
Siècles de désespoir, de peste et de haut-mal,

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le Jacque 577 en haillons, plus vil que l'animal,
Geint lamentablement sa pitoyable vie!

Siècles de haine atroce et jamais assouvie,

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Où, dans les caveaux sourds des donjons noirs et clos
Qui ne laissent ouïr les cris ni les sanglots,

Le vieux juif, pieds et poings ferrés, et qu'on édente,
Pour mieux suer son or cuit sur la braise ardente!
Siècles de ceux d'Albi 578 scellés vifs dans les murs,
Et des milliers de harts d'où les pendus trop mûrs,
Quand le vent de l'hiver les heurte et les fracasse,
Encombrent les chemins de quartiers de carcasse,
Avec force corbeaux battant de l'aile autour!
Siècles du noble sire aux aguets sur sa tour,
Éperonné, casqué, prêt à sauter en selle

Pour couper au marchand la gorge et l'escarcelle,

Et rendant grâce aux Saints si les ballots sont lourds

De brocarts d'Orient, de soie et de velours!

Siècles des loups-garous hurlant dans les bruyères,
Des Incubes 579 menant la ronde des sorcières
Par les anciens charniers où dansent alternés
Les feux blêmes qui sont âmes des morts damnés!
Siècles du goupillon, du froc, de la cagoule,
De l'estrapade et des chevalets, où la Goule
Romaine,580 ce vampire ivre de sang humain,
L'écume de la rage aux dents, la torche en main,
Soufflant dans toute chair, dans toute âme vivante,
L'angoisse d'être au monde autant que l'épouvante
De la mort, voue au feu stupide de l'Enfer
L'holocauste fumant sur son autel de fer!
Dans chacune de vos exécrables minutes,
O siècles d'égorgeurs, de lâches et de brutes,
Honte de ce vieux globe et de l'humanité,
Maudits, soyez maudits, et pour l'éternité!
-Poèmes tragiques, 1884.

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L'INCANTATION DU LOUP

Les lourds rameaux neigeux du mélèze et de l'aune.

Un grand silence. Un ciel étincelant d'hiver.
Le Roi du Hartz,581 assis sur ses jarrets de fer,
Regarde resplendir la lune large et jaune.

Les gorges, les vallons, les forêts et les rocs
Dorment inertement sous leur blême suaire,
Et la face terrestre est comme un ossuaire
Immense, cave ou plat, ou bossué par blocs.

Tandis qu'éblouissant les horizons funèbres,
La lune, œil d'or glacé, luit dans le morne azur,
L'angoisse du vieux Loup étreint son cœur obscur,
Un âpre frisson court le long de ses vertèbres.

Sa louve blanche, aux yeux flambants, et les petits
Qu'elle abritait, la nuit, des poils chauds de son ventre,
Gisent, morts, égorgés par l'homme, au fond de l'antre.
Ceux, de tous les vivants, qu'il aimait, sont partis.

Il est seul désormais sur la neige livide.

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La faim, la soif, l'affût patient dans les bois,
Le doux agneau qui bêle ou le cerf aux abois,
Que lui fait tout cela, puisque le monde est vide?

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Lui, le chef du haut Hartz, tous l'ont trahi, le Nain
Et le Géant, le Bouc, l'Orfraie et la Sorcière,
Accroupis près du feu de tourbe et de bruyère
Où l'eau sinistre bout dans le chaudron d'airain.

Sa langue fume et pend de la gueule profonde.
Sans lécher le sang noir qui s'égoutte du flanc,
Il érige sa tête aiguë en grommelant,
Et la haine, dans ses entrailles, brûle et gronde.

L'Homme, le massacreur antique des aïeux,
De ses enfants et de la royale femelle
Qui leur versait le lait ardent de sa mamelle,
Hante immuablement son rêve furieux.

Une braise rougit sa prunelle énergique;
Et, redressant ses poils roides comme des clous,
Il évoque, en hurlant, l'âme des anciens loups
Qui dorment dans la lune éclatante et magique.

-Poèmes tragiques, 1884.

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