Page images
PDF
EPUB

L'officier reprit: "Je vous donne une minute, pas deux secondes de plus."

Puis il se leva brusquement, s'approcha des deux Français, prit Morissot sous le bras, l'entraîna plus loin, lui dit à voix basse: "Vite, ce mot d'ordre? Votre camarade ne saura rien, 5 j'aurai l'air de m'attendrir."

Morissot ne répondit rien.

Le Prussien entraîna alors M. Sauvage et lui posa la même question.

M. Sauvage ne répondit pas.

Ils se retrouvèrent côte à côte.

Et l'officier se mit à commander. Les soldats élevèrent leurs armes.

Alors le regard de Morissot tomba par hasard sur le filet plein de goujons, resté dans l'herbe, à quelques pas de lui.

Un rayon de soleil faisait briller le tas de poissons qui s'agitaient encore. Et une défaillance l'envahit. Malgré ses efforts, ses yeux s'emplirent de larmes.

Il balbutia: "Adieu, monsieur Sauvage."

M. Sauvage répondit: "Adieu, monsieur Morissot."

Ils se serrèrent la main, secoués des pieds à la tête par d'invincibles tremblements.

L'officier cria: "Feu!"

Les douze coups n'en firent qu'un.

10

15

20

M. Sauvage tomba d'un bloc sur le nez. Morissot, plus 25 grand, oscilla, pivota et s'abattit en travers sur son camarade, le visage au ciel, tandis que des bouillons de sang s'échappaient de sa tunique crevée à la poitrine.

L'Allemand donna de nouveaux ordres.

Ses hommes se dispersèrent, puis revinrent avec des cordes 30 et des pierres qu'ils attachèrent aux pieds des deux morts; puis ils les portèrent sur la berge.

Le Mont-Valérien ne cessait pas de gronder, coiffé maintenant d'une montagne de fumée.

Deux soldats prirent Morissot par la tête et par les jambes; 35 deux autres saisirent M. Sauvage de la même façon. Les corps, un instant balancés avec force, furent lancés au loin, décrivirent une courbe, puis plongèrent, debout, dans le fleuve, les pierres entraînant les pieds d'abord.

L'eau rejaillit, bouillonna, frissonna, puis se calma, tandis que de toutes petites vagues s'en venaient jusqu'aux rives. Un peu de sang flottait.

L'officier, toujours serein, dit à mi-voix: "C'est le tour des poissons maintenant.”

Puis il revint vers la maison.

Et soudain il aperçut le filet aux goujons dans l'herbe. Il le ramassa, l'examina, sourit, cria: "Wilhelm !"

5

Un soldat accourut, en tablier blanc. Et le Prussien, lui jetant la pêche des deux fusillés, commanda: "Fais-moi frire zo tout de suite ces petits animaux-là pendant qu'ils sont encore vivants. Ce sera délicieux."

Puis il se remit à fumer sa pipe.

DAUDET

(1840-1897)

LE SIÈGE DE BERLIN

Nous remontions l'avenue des Champs-Élysées 542 avec le docteur V ..., demandant aux murs troués d'obus, aux trot- 15 toirs défoncés par la mitraille, l'histoire de Paris assiégé,548 lorsqu'un peu avant d'arriver au rond-point de l'Étoile, le docteur s'arrêta, et me montrant une de ces grandes maisons de coin si pompeusement groupées autour de l'Arc de triomphe :

"Voyez-vous, me dit-il, ces quatre fenêtres fermées là-haut 20 sur ce balcon? Dans les premiers jours du mois d'août, ce terrible mois d'août de l'an dernier, si lourd d'orages et de désastres, je fus appelé là pour un cas d'apoplexie foudroyante. C'était chez le colonel Jouve, un cuirassier du premier Empire, 544 vieil entêté de gloire et de patriotisme, qui dès le début 25 de la guerre était venu se loger aux Champs-Élysées, dans un appartement à balcon . . . Devinez pourquoi? Pour assister à la rentrée triomphale de nos troupes Pauvre vieux! La nouvelle de Wissembourg lui arriva comme il sortait de table. En lisant le nom de Napoléon au bas de ce bulletin de défaite, 30 il était tombé foudroyé.

"Je trouvai l'ancien cuirassier étendu de tout son long sur le tapis de la chambre, la face sanglante et inerte comme s'il

avait reçu un coup de massue sur la tête. Debout, il devait être très grand; couché, il avait l'air immense. De beaux traits, des dents superbes, une toison de cheveux blancs tout frisés, quatre-vingts ans qui en paraissaient soixante . . . Près de lui sa petite-fille à genoux et toute en larmes. Elle lui ressemblait. A les voir l'un à côté de l'autre, on eût dit deux belles médailles grecques frappées à la même empreinte, seulement l'une antique, terreuse, un peu effacée sur les contours, l'autre resplendissante et nette, dans tout l'éclat et le velouté de l'empreinte nouvelle.

[merged small][ocr errors]

"La douleur de cette enfant me toucha. Fille et petite-fille de soldat, elle avait son père à l'état-major de Mac-Mahon, et l'image de ce grand vieillard étendu devant elle évoquait dans son esprit une autre image non moins terrible. Je la rassurai de mon mieux; mais, au fond, je gardais peu d'espoir. Nous 15 avions affaire à une belle et bonne hémiplégie, et, à quatrevingts ans, on n'en revient guère. Pendant trois jours, en effet, le malade resta dans le même état d'immobilité et de stupeur Sur ces entrefaites, la nouvelle de Reichshoffen arriva à Paris. Vous vous rappelez de quelle étrange façon. Jusqu'au 20 soir, nous crûmes tous à une grande victoire, vingt mille Prussiens tués, le prince royal prisonnier . . . Je ne sais par quel miracle, quel courant magnétique, un écho de cette joie nationale alla chercher notre pauvre sourd-muet jusque dans les limbes de sa paralysie; toujours est-il que ce soir-là, en m'approchant 25 de son lit, je ne trouvai plus le même homme. L'œil était presque clair, la langue moins lourde. Il eut la force de me sourire et bégaya deux fois :

[blocks in formation]

"Et à mesure que je lui donnais des détails sur le beau succès de Mac-Mahon, je voyais ses traits se détendre, sa figure s'éclairer. . . .

"Quand je sortis, la jeune fille m'attendait, pâle et debout devant la porte. Elle sanglotait.

"Mais il est sauvé!" lui dis-je en lui prenant les mains. "La malheureuse enfant eut à peine le courage de me répondre. On venait d'afficher le vrai Reichshoffen, MacMahon en fuite, toute l'armée écrasée. . . . Nous nous regar

330

35

dâmes consternés. Elle se désolait en pensant à son père. Moi, je tremblais en pensant au vieux. Bien sûr, il ne résisterait pas à cette nouvelle secousse. . . . Et cependant comment faire? . . . Lui laisser sa joie, les illusions qui l'avaient fait revivre! . . . Mais alors il fallait mentir. . .

"Eh bien, je mentirai!" me dit l'héroïque fille en essuyant vite ses larmes, et, toute rayonnante, elle rentra dans la chambre de son grand-père.

5

"C'était une rude tâche qu'elle avait prise là. Les premiers jours on s'en tira encore. Le bonhomme avait la tête faible et ro se laissait tromper comme un enfant. Mais avec la santé ses idées se firent plus nettes. Il fallut le tenir au courant du mouvement des armées, lui rédiger des bulletins militaires. Il y avait pitié vraiment à voir cette belle enfant penchée nuit et jour sur sa carte d'Allemagne, piquant de petits drapeaux, 15 s'efforçant de combiner toute une campagne glorieuse; Bazaine sur Berlin, Frossard en Bavière, Mac-Mahon sur la Baltique. Pour tout cela elle me demandait conseil, et je l'aidais autant que je pouvais; mais c'est le grand-père surtout qui nous servait dans cette invasion imaginaire. Il avait conquis l'Allemagne 20 tant de fois sous le premier Empire! Il savait tous les coups d'avance: "Maintenant voilà où ils vont aller. . . . Voilà ce qu'on va faire . . ." et ses prévisions se réalisaient toujours, ce qui ne manquait pas de le rendre très fier.

"Malheureusement nous avions beau prendre des villes, 25 gagner des batailles, nous n'allions jamais assez vite pour lui. Il était insatiable, ce vieux! . . . Chaque jour, en arrivant, j'apprenais un nouveau fait d'armes :

"Docteur, nous avons pris Mayence," me disait la jeune fille en venant au-devant de moi avec un sourire navré, et 30 j'entendais à travers la porte une voix joyeuse qui me criait:

-"Ça marche! ça marche! . . . Dans huit jours nous entrerons à Berlin."

"A ce moment-là, les Prussiens n'étaient plus qu'à huit jours de Paris. . . . Nous nous demandâmes d'abord s'il ne valait 35 pas mieux le transporter en province; mais, sitôt dehors, l'état de la France lui aurait tout appris, et je le trouvais encore trop faible, trop engourdi de sa grande secousse pour lui laisser connaître la vérité. On se décida donc à rester.

"Le premier jour de l'investissement, je montai chez eux - je me souviens très ému, avec cette angoisse au cœur que nous donnaient à tous les portes de Paris fermées, la bataille sous les murs, nos banlieues devenues frontières. Je trouvai le bonhomme assis sur son lit, jubilant et fier:

"Eh bien, me dit-il, le voilà donc commencé ce siège !" "Je le regardai stupéfait:

"Comment, colonel, vous savez? .

"Sa petite-fille se tourna vers moi:

5

"Eh! oui, docteur. . . . C'est la grande nouvelle. . . . Le 10 siège de Berlin est commencé."

"Elle disait cela en tirant son aiguille, d'un petit air si posé, si tranquille. . . . Comment se serait-il douté de quelque chose? Le canon des forts, il ne pouvait pas l'entendre. Ce malheureux Paris, sinistre et bouleversé, il ne pouvait pas le voir. 15 Ce qu'il apercevait de son lit, c'était un pan de l'Arc de triomphe, et, dans sa chambre, autour de lui, tout un bric-a-brac du premier Empire bien fait pour entretenir ses illusions. Des portraits de maréchaux, des gravures de batailles, le roi de Rome 545 en robe de baby; puis de grandes consoles toutes 20 raides, ornées de cuivres à trophées, chargées de reliques impériales, des médailles, des bronzes, un rocher de SainteHélène sous globe, des miniatures représentant la même dame frisottée, en tenue de bal, en robe jaune, des manches à gigots et des yeux clairs, et tout cela, les consoles, le roi de Rome, 25 les maréchaux, les dames jaunes, avec la taille montante, la ceinture haute, cette raideur engoncée qui était la grâce de 1806. . . . Brave colonel! c'est cette atmosphère de victoires et conquêtes, encore plus que tout ce que nous pouvions lui dire, qui le faisait croire si naïvement au siège de Berlin.

30

"A partir de ce jour, nos opérations militaires se trouvèrent bien simplifiées. Prendre Berlin, ce n'était plus qu'une affaire de patience. De temps en temps, quand le vieux s'ennuyait trop, on lui lisait une lettre de son fils, lettre imaginaire bien entendu, puisque rien n'entrait plus dans Paris, et que, depuis 35 Sedan, l'aide de camp de Mac-Mahon avait été dirigé sur une forteresse d'Allemagne. Vous figurez-vous le désespoir de cette pauvre enfant sans nouvelle de son père, le sachant prisonnier, privé de tout, malade peut-être, et obligée de le faire parler

« PreviousContinue »