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pas apprendre certaines choses. Quand tu seras mariée, bien! mais, jusque-là, tiens-toi tranquille.

Pendant cette première séance, la famille Vervelle se familiarisa presque avec l'honnête artiste. Elle dut revenir deux jours après. En sortant, le père et la mère dirent à

5 Virginie d'aller devant eux; mais, malgré la distance, elle entendit ces mots, dont le sens devait éveiller sa curiosité:

-Un homme décoré, . . . trente-sept ans, ... un artiste qui a des commandes, qui place son argent chez notre notaire. Consultons Cardot ... Hein, s'appeler madame de Fougères ! 10 ... Ça n'a pas l'air d'être un méchant homme! ... Tu me diras, un commerçant? ... mais un commerçant, tant qu'il n'est pas retiré, vous ne savez pas ce que peut devenir votre fille ! tandis qu'un artiste économe. ... Puis nous aimons les arts . . . Enfin! ...

15 Pendant que la famille Vervelle le discutait, Pierre Grassou discutait la famille Vervelle. Il lui fut impossible de demeurer en paix dans son atelier, il se promena sur le boulevard, il y regardait les femmes rousses qui passaient! Il se faisait les plus étranges raisonnements; l'or était le plus beau des metaux, 20 la couleur jaune représentait l'or, les Romains aimaient les femmes rousses, et il devint Romain, etc. Après deux ans de mariage, quel homme s'occupe de la couleur de sa femme ? La beauté passe, ... mais la laideur reste! L'argent est la moitié du bonheur. Le soir, en se couchant, le peintre trouvait 25 déjà Virginie Vervelle charmante.

Quand les trois Vervelle entrèrent le jour de la seconde séance, l'artiste les accueillit avec un aimable sourire. Le scélérat avait fait sa barbe, il avait mis du linge blanc; il s'était agréablement disposé les cheveux, il avait choisi un pantalon 30 fort avantageux et des pantoufles rouges à la poulaine.520 La famille répondit par un sourire aussi flatteur que celui de l'artiste, Virginie devint de la couleur de ses cheveux, baissa tes yeux et détourna la tête, en regardant les études. Pierre Grassou trouva ces petites minauderies ravissantes. Virginie 35 avait de la grâce, elle ne tenait heureusement ni du père ni de la mère; mais de qui tenait-elle ?

- Ah! j'y suis, se dit-il toujours, la mère aura eu un regard de son commerce.

Pendant la séance, il y eut des escarmouches entre la famille et le peintre, qui eut l'audace de trouver le père Vervelle spirituel. Cette flatterie fit entrer la famille au pas de charge dans le cour de l'artiste, il donna l'un de ses croquis à Virginie et une esquisse à la mère.

5 - Pour rien ? dirent-elles. Pierre Grassou ne put s'empêcher de sourire.

- Il ne faut pas donner ainsi vos tableaux, c'est de l'argent, lui dit Vervelle.

A la troisième séance, le père Vervelle parla d'une belle 10 galerie de tableaux qu'il avait à sa campagne de Ville-d'Avray: des Rubens, des Gérard Dow, des Mieris,521 des Terburg, des Rembrandt, un Titien, des Paul Potter, etc.

- M. Vervelle a fait des folies, dit fastueusement madame Vervelle, il a pour cent mille francs de tableaux.

15 - J'aime les arts, fit l'ancien marchand de bouteilles.

Quand le portrait de madame Vervelle fut commencé, celui du mari était presque achevé. Alors, l'enthousiasme de la famille ne connaissait plus de bornes. Le notaire avait fait le plus grand éloge du peintre: Pierre Grassou était à ses 20 yeux le plus honnête garçon de la terre, un des artistes les plus rangés, qui d'ailleurs avait amassé trente-six mille francs; ses jours de misère étaient passés, il allait par dix mille francs chaque année, il capitalisait les intérêts; enfin, il était incapable de rendre une femme malheureuse. Cette dernière phrase fut 25 d'un poids énorme dans la balance. Les amis des Vervelle n'entendaient plus parler que du célèbre Fougères. Le jour où Fougères entama le portrait de Virginie, il était in petto 522 déjà le gendre de la famille Vervelle. Les trois Vervelle fleurissaient dans cet atelier, qu'ils s'habituaient à considérer

30 comme une de leurs résidences : il y avait pour eux un inexplicable attrait dans ce local propre, soigné, gentil, artiste. Abyssus abyssum,523 le bourgeois attire le bourgeois. Vers la fin de la séance, l'escalier fut agité, la porte fut brutalement ouverte, et entra Joseph Bridau : il était à la tempête, il avait35 les cheveux au vent; il montra sa grande figure ravagée, jeta partout les éclairs de son regard, tourna tout autour de l'atelier et revint à Grassou brusquement, en ramassant sa redingote sur la région gastrique, et tâchant, mais en vain,

.

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en

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de la boutonner, le bouton s'étant évadé de sa capsule de drap.

Le bois est cher, dit-il à Grassou.
Ah!

Les anglais sont après moi ... Tiens, tu peins ces 5 choses-là? - Tais-toi donc !

Ah! oui .

La famille Vervelle, superlativement choquée par cette étrange apparition, passa de son rouge ordinaire au rouge- 10 cerise des feux violents.

- Ça rapporte! reprit Joseph. Y a-t-il aubert

fouillouse? 524 -Te faut-il beaucoup ?

Un billet de cinq cents . J'ai après moi un de ces 15 négociants de la nature des dogues, qui, une fois qu'ils ont mordu, ne lâchent plus qu'ils n'aient le morceau. Quelle race !

- Je vais t'écrire un mot pour mon notaire

Tu as donc un notaire ?

Oui. - Ça m'explique alors pourquoi tu fais encore les joues avec des tons roses, excellents pour une enseigne de parfumeur !

Grassou ne put s'empêcher de rougir, Virginie posait.

- Aborde donc la nature comme elle est ! dit le grand 25 peintre en continuant. Mademoiselle est rousse. Eh bien, est-ce un péché mortel? Tout est magnifique en peinture. Metsmoi du cinabre sur ta palette, réchauffe-moi ces joues-là, piques-y leurs petites taches brunes, beurre-moi 525 cela! Veuxtu avoir plus d'esprit que la nature?

30 Tiens, dit Fougères, prends ma place pendant que je vais écrire.

Vervelle roula jusqu'à la table et s'approcha de l'oreille de Grassou. Mais ce pacant-626 va tout gâter, dit le marchand.

35 - S'il voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille fois le mien, répondit Fougères indigné.

En entendant ce mot, le bourgeois opéra doucement sa retraite vers sa femme stupéfaite de l'invasion de la bête

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féroce, et assez peu rassurée de la voir coopérant au portrait de sa fille.

- Tiens, suis ces indications, dit Bridau en rendant la palette et prenant le billet. Je ne te remercie pas . . . Je puis retourner au château de d'Arthez, à qui je peins une salle à manger et où Léon de Lora fait les dessus de portes, des chefs-d'æuvre. Viens nous voir !

Il s'en alla sans saluer, tant il en avait assez d'avoir regardé Virginie.

-Qui est cet homme ? demanda madame Vervelle.
– Un grand artiste, répondit Grassou.
Un moment de silence.

Êtes-vous bien sûr, dit Virginie, qu'il n'a pas porté malheur à mon portrait? ... Il m'a effrayée.

- Il n'y a fait que du bien, répondit Grassou.

Si c'est un grand artiste, j'aime mieux un grand artiste qui vous ressemble, dit madame Vervelle.

Ah! maman, monsieur est un bien plus grand peintre, il me fera tout entière, fit observer Virginie.

Les allures du génie avaient ébouriffé ces bourgeois si 30 rangés.

On entrait dans cette phase d'automne si agréablement nommée l'été de la Saint-Martin.62 Ce fut avec la timidité du néophyte en présence d'un homme de génie que Vervelle risqua une invitation de venir à sa maison de campagne 25 dimanche prochain : il savait combien peu d'attrait une famille bourgeoise offrait à un artiste.

- Vous autres, dit-il, il vous faut des émotions ! des grands spectacles et des gens d'esprit ... Mais il y aura de bons vins, et je compte sur ma galerie pour vous compenser l'ennui

30 qu'un artiste comme vous pourra éprouver parmi des négociants.

Cette idolâtrie, qui caressait exclusivement son amourpropre, charma le pauvre Pierre Grassou, si peu accoutumé à recevoir de tels compliments. L'honnête artiste, cette infâme 35 médiocrité, ce cour d'or, cette loyale vie, ce stupide dessinateur, ce brave garçon, décoré de l'ordre royal de la Légion d'honneur, se mit sous les armes pour aller jouir des derniers beaux jours de l'année, à Ville-d’Avray. Le peintre vint modestement

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par la voiture publique, et ne put s'empêcher d'admirer le beau pavillon du marchand de bouteilles, jeté au milieu d'un parc de cinq arpents, au sommet de Ville-d'Avray, au plus beau point de vue. Épouser Virginie, c'était avoir cette belle villa quelque jour! Il fut reçu par les Vervelle avec un enthousiasme,

5 une joie, une bonhomie, une franche bêtise bourgeoise qui le confondirent. Ce fut un jour de triomphe. On promena le futur dans les allées couleur nankin 628 qui avaient été ratissées comme elles devaient l'être pour un grand homme. Les arbres eux-mêmes avaient un air peigné, les gazons étaient fauchés. 10 L'air pur de la campagne amenait des odeurs de cuisine infiniment réjouissantes. Tout, dans la maison, disait : "Nous avons un grand artiste !" Le petit père Vervelle roulait comme une pomme dans son parc, la fille serpentait comme une anguille, et la mère suivait d'un pas noble et digne. Ces trois êtres ne 15 lâchèrent pas Grassou pendant sept heures. Après le diner, dont la durée égala la somptuosité, M. et madame Vervelle arrivèrent à leur grand coup de théâtre, à l'ouverture de la galerie illuminée par des lampes à effets calculés. Trois voisins, anciens commerçants, un oncle à succession,529 mandés 20 pour l'ovation au grand artiste, une vieille demoiselle Vervelle et les convives suivirent Grassou dans la galerie, assez curieux d'avoir son opinion sur la fameuse collection du petit père Vervelle, qui les assommait de la valeur fabuleuse de ses tableaux. Le marchand de bouteilles semblait avoir voulu 25 lutter avec le roi Louis-Philippe et les galeries de Versailles. Les tableaux, magnifiquement encadrés, avaient des étiquettes où se lisait, en lettres noires sur fond d'or:

RUBENS

Danse de faunes et de nymphes.

REMBRANDT

Intérieur d'une salle de dissection. Le docteur Tromp faisant sa leçon à ses élèves. Il y avait cent cinquante tableaux, tous vernis, époussetés; quelques-uns étaient couverts de rideaux verts qui ne se tiraient 30

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