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par le condamné: même pâleur, même regard, même appel à Dieu. Au lieu du médecin flamand, il avait peint la froide et officielle figure du greffier vêtu de noir; mais il avait ajouté une vieille femme auprès de la jeune fille de Gérard Dow. Enfin, la figure cruellement bonasse du bourreau dominait ce groupe. Ce plagiat, très-habilement déguisé, ne fut point

connu.

Le livret contenait ceci :

510. GRASSOU DE FOUGÈRES (PIERRE),

rue de Navarin, 2.

La Toilette d'un chouan, condamné à mort en 1809.

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Quoique médiocre, le tableau eut un prodigieux succès, car il rappelait l'affaire des chauffeurs de Mortagne. La foule 10 se forma tous les jours devant la toile à la mode, et Charles X s'y arrêta. MADAME, instruite de la vie patiente de ce pauvre Breton, s'enthousiasma pour lui. Le duc d'Orléans marchanda la toile. Les ecclésiastiques dirent à madame la dauphine que le sujet était plein de bonnes pensées; il y régnait, 15 en effet, un air religieux très-satisfaisant. Monseigneur le dauphin admira la poussière des carreaux, une grosse lourde faute, car Fougères avait répandu des teintes verdâtres qui annonçaient de l'humidité au bas des murs. MADAME acheta le tableau mille francs, le dauphin en commanda un autre. 20 Charles X donna la croix au fils du paysan qui s'était jadis battu pour la cause royale en 1799. Joseph Bridau, le grand peintre, ne fut pas décoré. Le ministre de l'intérieur commanda deux tableaux d'église à Fougères. Ce Salon fut pour Pierre Grassou toute sa fortune, sa gloire, son avenir, sa vie. 25 Inventer, en toute chose, c'est vouloir mourir à petit feu; copier, c'est vivre. Après avoir enfin découvert un filon plein d'or, Grassou de Fougères pratiqua la partie de cette cruelle maxime à laquelle la société doit ces infâmes médiocrités chargées d'élire aujourd'hui les supériorités dans toutes les 30 classes sociales, mais qui naturellement s'élisent elles-mêmes, et font une guerre acharnée aux vrais talents. Le principe de l'élection, appliqué à tout, est faux; la France en reviendra.

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Néanmoins, la modestie, la simplicité, la surprise du bon et doux Fougères, firent taire les récriminations et l'envie. D'ailleurs, il eut pour lui les Grassous parvenus, solidaires des Grassous à venir. Quelques gens émus par l'énergie d'un homme que rien n'avait découragé, parlaient du Dominiquin,510 et disaient: "Il faut récompenser la volonté dans les arts! Grassou n'a pas volé son succès! voilà dix ans qu'il pioche, pauvre bonhomme!" Cette exclamation de Pauvre bonhomme! était pour la moitié dans les adhésions et les félicitations que recevait le peintre. La pitié élève autant de médiocrités 10 que l'envie rabaisse de grands artistes. Les journaux n'avaient pas épargné les critiques, mais le chevalier Fougères les digéra comme il digérait les conseils de ses amis, avec une patience angélique. Riche alors d'une quinzaine de mille francs bien péniblement gagnés, il meubla son appartement et son atelier 15 rue de Navarin, il y fit le tableau demandé par monseigneur le dauphin, et les deux tableaux d'église commandés par le ministère, à jour fixe, avec une régularité désespérante pour la caisse du ministère, habituée à d'autres façons. Mais admirez le bonheur des gens qui ont de l'ordre! S'il avait tardé, 20 Grassou, surpris par la révolution de juillet, n'eût pas été payé. A trente-sept ans, Fougères avait fabriqué pour Élias Magus environ deux cents tableaux complètement inconnus, mais à l'aide desquels il était parvenu à cette manière satisfaisante, à ce point d'exécution qui fait hausser les épaules à l'artiste, et 25 que chérit la bourgeoisie. Fougères était cher à ses amis par une rectitude d'idées, par une sécurité de sentiments, une obligeance parfaite, une grande loyauté; s'ils n'avaient aucune estime pour la palette, ils aimaient l'homme qui la tenait.

Quel malheur que Fougères ait le vice de la peinture! 30 se disaient ses camarades.

Néanmoins, Grassou donnait des conseils excellents, semblable à ces feuilletonistes incapables d'écrire un livre, et qui savent très-bien par où pèchent les livres; mais il y avait entre les critiques littéraires et Fougères une différence: il était 35 éminemment sensible aux beautés, il les reconnaissait, et ses conseils étaient empreints d'un sentiment de justice qui faisait accepter la justesse de ses remarques. Depuis la révolution de juillet, Fougères présentait à chaque Exposition une dizaine

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de tableaux, parmi lesquels le jury en admettait quatre ou cinq. Il vivait avec la plus rigide économie, et tout son domestique consistait en une femme de ménage. Pour toute distraction, il visitait ses amis, il allait voir les objets, d'art, il se permettait quelques petits voyages en France, il projetait d'aller chercher des inspirations en Suisse. Ce détestable artiste était un excellent citoyen: il montait sa garde, allait aux revues, payait son loyer et ses consommations avec l'exactitude la plus bourgeoise. Ayant vécu dans le travail et dans la misère, il n'avait jamais eu le temps d'aimer. Jusqu'alors garçon et pauvre, il 10 ne se souciait point de compliquer son existence si simple. Incapable d'inventer une manière d'augmenter sa fortune, il portait tous les trois mois chez son notaire, Cardot, ses économies et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait à Grassou mille écus, il les plaçait par première hypothèque, 15 avec subrogation dans les droits de la femme, si l'emprunteur était marié, ou subrogation 511 dans les droits du vendeur, si l'emprunteur avait un prix à payer. Le notaire touchait lui-même les intérêts et les joignait aux remises partielles faites par Grassou de Fougères. Le peintre attendait le fortuné 20 moment où ses contrats arriveraient au chiffre imposant de deux mille francs de rente, pour se donner l'otium cum dignitate de l'artiste et faire des tableaux, oh! mais des tableaux! enfin de vrais tableaux! des tableaux finis, chouettes, koxnoffs et chocnosoffs! 518 Son avenir, ses rêves de bonheur, le 25 superlatif de ses espérances, voulez-vous le savoir? c'était d'entrer à l'Institut et d'avoir la rosette des officiers de la Légion d'honneur! s'asseoir à côté de Schinner et de Léon de Lora! arriver à l'Académie avant Bridau! avoir une rosette à sa boutonnière! Quel rêve! Il n'y a que les gens médiocres 30 pour penser à tout.

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En entendant le bruit de plusieurs pas dans l'escalier, Fougères se rehaussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée un melon 514 dans les 35 ateliers. Ce fruit surmontait une citrouille, vêtue de drap bleu, ornée d'un paquet de breloques tintinnabulant. Le melon soufflait comme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, improprement appelés des jambes. Un vrai peintre

aurait fait ainsi la charge du petit marchand de bouteilles, et l'eût mis immédiatement à la porte en lui disant qu'il ne peignait pas les légumes. Fougères regarda la pratique sans rire, car M. Vervelle présentait un diamant de mille écus à sa chemise. Fougères regarda Magus et dit: "Il y a gras!" 515 en em- 5 ployant un mot d'argot, alors à la mode dans les ateliers.

En entendant ce mot, M. Vervelle fronça les sourcils. Ce bourgeois attirait à lui une autre complication de légumes dans la personne de sa femme et de sa fille. La femme avait sur la figure un acajou répandu,516 elle ressemblait à une noix de 10 coco surmontée d'une tête et serrée par une ceinture. pivotait sur ses pieds; sa robe était jaune, à raies noires. Elle produisait orgueilleusement des mitaines extravagantes sur des mains enflées comme les gants d'une enseigne. Les plumes du convoi de première classe 517 flottaient sur un chapeau ex- 15 travasé. Des dentelles paraient des épaules aussi bombées par derrière que par devant: ainsi la forme sphérique du coco était parfaite. Les pieds, du genre de ceux que les peintres appellent des abatis,518 étaient ornés d'un bourrelet de six lignes au-dessus du cuir verni des souliers. Comment les 20 pieds y étaient-ils entrés? on ne sait.

Suivait une jeune asperge, verte et jaune par sa robe, et qui montrait une petite tête couronnée d'une chevelure en bandeau, d'un jaune-carotte qu'un Romain eût adoré, des bras filamenteux, des taches de rousseur sur un teint assez blanc, 25 de grands yeux innocents, à cils blancs, peu de sourcils, un chapeau de paille d'Italie avec deux honnêtes coques de satin bordé d'un liséré de satin blanc, les mains vertueusement rouges, et les pieds de sa mère. Ces trois êtres avaient, en regardant l'atelier, un air de bonheur qui annonçait en eux 30 un respectable enthousiasme pour les arts.

Et c'est vous, monsieur, qui allez faire nos ressemblances? dit le père en prenant un petit air crâne.

-Oui, monsieur, répondit Grassou.

Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme à son mari 35 pendant que le peintre avait le dos tourné.

-Est-ce que j'aurais fait faire nos portraits par un artiste qui ne serait pas décoré? ... répliqua l'ancien marchand de bouchons.

Elias Magus salua la famille Vervelle et sortit, Grassou l'accompagna jusque sur le palier.

Il n'y a que vous pour pêcher de pareilles boules.519
- Cent mille francs de dot!

-Oui, mais quelle famille !

Trois cent mille francs d'espérances, maison rue Boucherat, et maison de campagne à Ville-d'Avray.

- Boucherat, bouteilles, bouchons, bouchés, débouchés, dit le peintre.

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- Vous serez à l'abri du besoin pour le reste de vos jours, 10 dit Elias.

Cette idée entra dans la tête de Pierre Grassou, comme la lumière du matin avait éclaté dans sa mansarde. En disposant le père de la jeune personne, il lui trouva bonne mine et admira cette face pleine de tons violents. La mère et la 15 fille voltigèrent autour du peintre, en s'émerveillant de tous ses apprêts, il leur parut être un dieu. Cette visible adoration plut à Fougères. Le veau d'or jeta sur cette famille son reflet fantastique.

- Vous devez gagner un argent fou! mais vous le dépensez 20 comme vous le gagnez? dit la mère.

Non, madame, répondit le peintre, je ne le dépense pas, je n'ai pas le moyen de m'amuser. Mon notaire place mon argent, il sait mon compte, une fois l'argent chez lui, je n'y pense plus.

On me disait, à moi, s'écria le père Vervelle, que les artistes étaient tous des paniers percés.

Quel est votre notaire, s'il n'y a pas d'indiscrétion? demanda madame Vervelle.

Un brave garçon, tout rond, Cardot.

- Tiens, tiens, est-ce farce! dit Vervelle, Cardot est le nôtre.

Ne vous dérangez pas! dit le peintre.

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Mais ne bouge donc pas, Anténor, dit la femme, tu ferais manquer monsieur, et, si tu le voyais travailler, tu 35 comprendrais.

-Mon Dieu, pourquoi ne m'avez-vous pas appris les arts? dit mademoiselle Vervelle à ses parents.

- Virginie, s'écria la mère, une jeune personne ne doit

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