IO - Mon père, je sais encore l'Ave Maria et la litanie que ma tante m'a apprise. Elle est bien longue, n'importe. 5 - Oh! mon père, grâce! pardonnez-moi! Je ne le ferai plus! Je prierai tant mon cousin le caporal qu'on fera grâce au Gianetto! Il parlait encore; Mateo avait armé son fusil et le couchait en joue en lui disant: - Que Dieu te pardonne ! L'enfant fit un effort désespéré pour se re ever et embrasser les genoux de son père; mais il n'en eut pas le temps. Mateo fit feu, et Fortunato tomba raide mort. Sans jeter un coup d'oeil sur le cadavre, Mateo reprit le 15 chemin de sa maison pour aller chercher une bêche afin d'enterrer son fils. Il avait fait à peine quelques pas qu'il rencontra Giuseppa, qui accourait alarmée du coup de feu. -Qu'as-tu fait? s'écria-t-elle. - Justice. Où est-il ? - Dans le ravin. Je vais l'enterrer. Il est mort en chrétien; je lui ferai chanter une messe. Qu'on dise à mon gendre Tiodoro Bianchi de venir demeurer avec nous. 20 BALZAC PIERRE GRASSOU AU LIEUTENANT-COLONEL D’ARTILLERIE PÉRIOLLAS Comme un témoignage de l'affectueuse estime de l'auteur. DE BALZAC. Toutes les fois que vous êtes sérieusement allé voir l'Ex- 25 position des ouvrages de sculpture et de peinture, comme elle a lieu depuis la révolution de 1830,490 n'avez-vous pas été pris d'un sentiment d'inquiétude, d'ennui, de tristesse, à l'aspect des longues galeries encombrées ? Depuis 1830, le Salon n'existe plus. Une seconde fois, le Louvre a été pris d'assaut par le 30 nues. 493 peuple des artistes qui s'y est maintenu. En offrant autrefois l'élite des oeuvres d'art, le Salon emportait les plus grands honneurs pour les créations qui y étaient exposées. Parmi les deux cents tableaux choisis, le public choisissait encore: une couronne était décernée au chef-d'ouvre par des mains incon- 5 Il s'élevait des discussions passionnées à propos d'une toile. Les injures prodiguées à Delacroix, 491 à Ingres, 492 n'ont pas moins servi leur renommée que les éloges et le fanatisme de leurs adhérents. Aujourd'hui, ni la foule ni la critique ne se passionneront plus pour les produits de ce bazar. Obligées 10 de faire le choix dont se chargeait autrefois le jury d'examen, leur attention se lasse à ce travail; et, quand il est achevé, l'Exposition se ferme. Avant 1817, les tableaux admis ne dépassaient jamais les deux premières colonnes de la longue galerie où sont les veuvres des vieux maitres, et, cette année, ils 15 remplirent tout cet espace, au grand étonnement du public. Le genre historique, le genre 40% proprement dit, les tableaux de chevalet, le paysage, les fleurs, les animaux et l'aquarelle, ces huit spécialités ne sauraient offrir plus de vingt tableaux dignes des regards du public, qui ne peut accorder son attention à une 20 plus grande quantité d'auvres. Plus le nombre des artistes allait croissant, plus le jury d'admission devait se montrer difficile. Tout fut perdu dès que le Salon se continua dans la galerie. Le Salon aurait dû rester un lieu déterminé, restreint, de proportions inflexibles, où chaque genre eût exposé ses 25 chefs-d'æuvre. Une expérience de dix ans a prouvé la bonté de l'ancienne institution. Au lieu d'un tournoi, vous avez une émeute; au lieu d'une exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar; au lieu du choix, vous avez la totalité. Qu'arrivet-il? Le grand artiste y perd. Le Café turc, les Enfants d la 30 fontaine, le Supplice des crochets et le Joseph de Decamps 494 eussent plus profité à sa gloire, tous quatre dans le grand salon, exposés avec les cent bons tableaux de cette année, que ses vingt toiles perdues parmi trois mille æuvres, confondues dans six galeries. Par une étrange bizarrerie, depuis que la porte s'est 35 ouverte à tout le monde, on a beaucoup parlé des génies méconnus. Quand, douze années auparavant, la Courtisane de Ingres et celles de Sigalon, 495 la Méduse de Géricault,496 le Massacre de Scio de Delacroix, le Baptême de Henri IV par IO Eugène Devéria,497 admis par des célébrités taxées de jalousie, apprenaient au monde, malgré les dénégations de la critique, l'existence de palettes jeunes et ardentes, il ne s'élevait aucune plainte. Maintenant que le moindre gâcheur de toile peut envoyer son cuvre, il n'est question que de gens incompris. 5 Là où il n'y a plus de jugement, il n'y a plus de chose jugée. Quoi que fassent les artistes, ils reviendront à l'examen qui recommande leurs æuvres aux admirations de la foule pour laquelle ils travaillent. Sans le choix de l'Académie, 498 il n'y aura plus de Salon, et sans Salon l'art peut périr. Depuis que le livret est devenu un gros livre, il s'y produit bien des noms qui restent dans leur obscurité, malgré la liste de dix ou douze tableaux qui les accompagne. Parmi ces noms, le plus inconnu peut-être est celui d'un artiste nommé Pierre Grassou, venu de Fougères, appelé plus simplement Fougères 15 dans le monde artiste, qui tient aujourd'hui beaucoup de place au soleil, et qui suggère les amères réflexions par lesquelles commence l'esquisse de sa vie, applicable à quelques autres individus de la tribu des artistes. En 1832, Fougères demeurait rue de Navarin, au quatrième 20 étage d'une de ces maisons étroites et hautes qui ressemblent à l'obélisque de Luxor, 199 qui ont une allée, un petit escalier obscur à tournants dangereux, qui ne comportent pas plus de trois fenêtres à chaque étage, et à l'intérieur desquelles se trouve une cour, ou, pour parler plus exactement, un puits 25 carré. Au-dessus des trois ou quatre pièces de l'appartement occupé par Grassou de Fougères s'étendait son atelier, qui regardait sur Montmartre. L'atelier peint en fond de briques, le carreau soigneusement mis en couleur bruine et frotté, chaque chaise munie d'un petit tapis bordé, le canapé, simple d'ailleurs, 30 mais propre comme celui de la chambre à coucher d'une épicière, là, tout dénotait la vie méticuleuse des petits esprits et le soin d'un homme pauvre. Il y avait une commode pour serrer les effets d'atelier, une table à déjeuner, un buffet, un secrétaire, enfin les ustensiles nécessaires aux peintres, tous 35 rangés et propres. Le poêle participait à ce système de soin hollandais, d'autant plus visible, que la lumière pure et peu changeante du nord inondait de son jour net et froid cette immense pièce. Fougères, simple peintre de genre, n'a pas besoin des machines énormes qui ruinent les peintres d'histoire, il ne s'est jamais reconnu de facultés assez complètes pour aborder la haute peinture, il s'en tenait encore au chevalet. Au commencement du mois de décembre de cette année, époque à laquelle les bourgeois de Paris conçoivent périodique- 5 ment l'idée burlesque de perpétuer leur figure, déjà bien encombrante par elle-même, Pierre Grassou, levé de bonne heure, préparait sa palette, allumait son poêle, mangeait une fûte 500 trempée dans du lait, et attendait, pour travailler, que le dégel de ses carreaux laissât passer le jour. Il faisait sec et beau. 10 En ce moment, l'artiste, qui mangeait avec cet air patient et résigné qui dit tant de choses, reconnut le pas d'un homme qui avait eu sur sa vie l'influence que ces sortes de gens ont sur celle de presque tous les artistes, d'Élias Magus, un marchand de tableaux, l'usurier des toiles. En effet, Elias 15 Magus surprit le peintre au moment où, dans cet atelier si propre, il allait se mettre à l'ouvrage. - Comment vous va, vieux coquin ? lui dit le peintre. Fougères avait eu la croix, Elias lui achetait ses tableaux deux ou trois cents francs, il se donnait des airs très-artistes. 20 - Le commerce va mal, répondit Élias. Vous avez tous des prétentions, vous parlez maintenant de deux cents francs dès que vous avez mis pour six sous de couleur sur une toile ... Mais vous êtes un brave garçon, vous ! Vous êtes un homme d'ordre, et je viens vous apporter une bonne affaire. 25 - Timeo Danaos et dona ferentes, 501 dit Fougères. Savezvous le latin? Non. Eh bien, cela veut dire que les Grecs ne proposent pas de bonnes affaires aux Troyens sans y gagner quelque chose. 30 Autrefois, ils disaient: "Prenez mon cheval!" Aujourd'hui, nous disons : "Prenez mon ours. Que voulez-vous ! Ulysse-Lagingeole-Élias Magus ? Ces paroles donnent la mesure de la douceur et de l'esprit avec lesquels Fougères employait ce que les peintres appellent 35 les charges d'atelier. - Je ne dis pas que vous ne me ferez pas deux tableaux gratis. -Oh! oh! . IO - Je vous laisse le maître, je ne les demande pas. Vous êtes un honnête artiste. - Au fait ? - Eh bien, j'amène un père, une mère et une fille unique. - Tous uniques ? 5 Ma foi, oui! ... et dont les portraits sont à faire. Ces bourgeois, fous des arts, n'ont jamais osé s'aventurer dans un atelier. La fille a une dot de cent mille francs. Vous pouvez bien peindre ces gens-là. Ce sera peut-être pour vous des portraits de famille. Ce vieux bois d'Allemagne, qui passe pour un homme et qui se nomme Élias Magus, s'interrompit pour rire d'un rire sec dont les éclats épouvantèrent le peintre. Il crut entendre Méphistophélès parlant mariage. - Les portraits sont payés cinq cents francs pièce, vous 15 pouvez me faire trois tableaux. Mais-z-oui, dit gaiement Fougères. Me marier, moi! s'écria Pierre Grassou, moi qui ai l'habitude de coucher tout seul, de me lever de bon matin, qui 20 ai ma vie arrangée . Cent mille francs, dit Magus, et une fille douce, pleine de tons dorés comme un vrai Titien ! - Quelle est la position de ces gens-là ? - Anciens négociants; pour le moment, aimant les arts, 25 ayant maison de campagne à Ville-d'Avray,502 et dix ou douze mille livres de rente. Quel commerce ont-ils fait ? - Les bouteilles. Ne dites pas ce mot, il me semble entendre couper des 30 bouchons, et mes dents s'agacent .. Faut-il les amener ? - Trois portraits, je les mettrai au Salon, je pourrai me lancer dans le portrait, . . . eh bien, oui. Le vieil Elias descendit pour aller chercher la famille 35 Vervelle. Pour savoir à quel point la proposition allait agir sur le peintre, et quel effet devaient produire sur lui les sieur et dame Vervelle ornés de leur fille unique, il est nécessaire de jeter |