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crurent que c'était Mlle. de Bourbon et la pucelle Priande." Et à la vérité elles leur ressemblaient extrêmement. Tout le monde était sans proférer une parole, en admiration de tant d'objets qui étonnaient en même temps les yeux et les oreilles, quand tout à coup la déesse sauta de sa niche, et avec une grâce qui ne se peut représenter, commença un bal qui dura quelque temps alentour de la fontaine.

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Cela est étrange, Monseigneur, qu'au milieu de tant de plaisirs qui doivent remplir entièrement et attacher l'esprit de ceux qui en jouissaient, on ne laissa pas de se souvenir de vous, 10 et que tout le monde dit que quelque chose manquait à tant de contentements, puisque vous et Mme. de Rambouillet n'y étiez pas. Alors je pris une harpe et chantai:

Pues quiso mi suerte dura,

Que faltando mi Senor,
Tambien faltasse mi dama.58

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Et continuai le reste si mélodieusement et si tristement qu'il n'y eut personne en la compagnie à qui les larmes n'en vinssent aux yeux, et qui ne pleurât abondamment. Et cela eût duré trop longtemps si les violons n'eussent vitement donné une 20 sarabande si gaie, que tout le monde se leva aussi joyeux que si de rien n'eût été. Et ainsi sautant, dansant, voltigeant, pirouettant, cabriolant, nous arrivâmes au logis où nous trouvâmes une table qui semblait avoir été servie par les fées. Ceci, Monseigneur, est un endroit de l'aventure qui ne se peut 25 décrire. Et certes il n'y a point de couleurs ni de figures en la rhétorique qui puissent représenter six potages, qui d'abord se présentèrent à nos yeux. Cela y fut particulièrement remarquable, que n'y ayant que des déesses à la table et deux demi-dieux, à savoir M. de Chaudebonne et moi, tout le monde 30 y mangea, ne plus ne moins que si c'eussent été véritablement des personnes mortelles. Aussi, à dire le vrai, jamais rien ne fut mieux servi: et entre autres choses, il y eut douze sortes de viandes et de déguisements,59 dont personne n'a encore jamais ouï parler et dont on ne sait pas encore le nom. . .

Au sortir de table, le bruit des violons fit monter tout le monde en haut, et l'on trouva une chambre si bien éclairée qu'il semblait que le jour qui n'était plus dessus la terre s'y fût

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grand silence et une effroyable solitude partout, et les rues tellement dépeuplées que nous n'y rencontrâmes pas un homme, et vimes seulement quelques animaux qui, à la lueur des flambeaux, se cachaient.

-"Lettre à Monseigneur le Cardinal de la
Vallette," 1630.

STANCES

Je me meurs tous les jours en adorant Sylvie;
Mais dans les maux dont je me sens périr

Je suis si content de mourir,

Que ce plaisir me redonne la vie.

Quand je songe aux beautés, par qui je suis la proie
De tant d'ennuis qui me vont tourmentant,

Ma tristesse me rend content

Et fait en moi les effets de la joie.

Les plus beaux yeux du monde ont jeté dans mon âme

Le feu divin qui me rend bien heureux;

Que je vive ou meure pour eux,

J'aime à brûler d'une si belle flamme,

Que si dans cet état quelque doute m'agite,

C'est de penser que dans tous mes tourments
J'ai de si grands contentements

Que cela seul m'en ôte le mérite.

Ceux qui font en aimant des plaintes éternelles
Ne doivent pas être bien amoureux.
Amour rend tous les siens heureux

Et dans les maux couronne ses fidèles.

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IO

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Tandis qu'un feu secret me brûle et me dévore,
J'ai des plaisirs à qui rien n'est égal,

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Et je vois au plus fort de mon mal

Les cieux ouverts dans les yeux que j'adore.

Une divinité de mille attraits pourvue
Depuis longtemps tient mon cœur en ses fers;
Mais tous les maux que j'ai soufferts,
N'égalent point le bien de l'avoir vue.

-Voiture.

"LA QUERELLE DES SONNETS" 68

I. SONNET À URANIE

Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie:
L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir,
Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,
Ni qui sût rappeler ma liberté bannie.

Dès longtemps je connais sa rigueur infinie;
Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr,
Je bénis mon martyre, et content de mourir,
Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.

Quelquefois ma raison par de faibles discours.
M'incite à la révolte et me promet secours;
Mais lorsqu'à mon besoin je me veux servir d'elle,

Après beaucoup de peine et d'efforts impuissants,
Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle,
Et m'y rengage plus que ne font tous mes sens.

-Voiture, 1649.

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ΙΟ

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II. JOB

Job, de mille tourments atteint,
Vous rendra sa douleur connue,
Et raisonnablement il craint
Que vous n'en soyez pas émue.

Vous verrez sa misère nue;
Il s'est lui-même ici dépeint.
Accoutumez-vous à la vue

D'un homme qui souffre et se plaint.

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Les deux sonnets sont de deux caractères différents; et, par conséquent, s'il en faut croire les maîtres de l'art, il ne se peut faire ici de comparaison, ni adjuger de préférence. Pour le moins, la comparaison ne saurait être que défectueuse et la 10 préférence sera toujours contestée, parce qu'elle sera toujours disputable.

Le Sonnet d'Uranie est dans le genre grave; le Sonnet de Job dans le délicat. Il y aura des gens qui estimeront davantage celui d'Uranie, et tout ensemble aimeront davantage celui de 15 Job. L'un semble avoir plus d'éclat et plus de force; l'autre plus d'agrément et plus de finesse. Celui-là parle tout de bon et fait ce qu'il fait; celui-ci se joue et donne le change. Le grand est plus rhétoricien et plus de l'école; le petit est plus ingénieux et plus de la conversation; il sent moins le lieu com- 20 mun et tient plus de l'original: mais le lieu commun du grand est traité d'une manière si peu commune, qu'il peut prétendre en nouveauté aussi bien que l'original du petit. Dans le premier, la passion du poète est étalée avec pompe; dans le second, le poète découvre sa passion, en se cachant. L'un va 25 en plein jour et avec ses habillements de fête à l'adoration d'Uranie; l'autre se sert de l'obscurité, se travestit et prend le masque de Job, pour mieux réussir en son dessein.

Achevons la comparaison défectueuse des deux sonnets; l'un se peut appeler beau et l'autre joli. Mais quand je dis 30 joli, je ne donne pas gagné pour cela à l'autre que je dis beau; je me conforme seulement à l'opinion d'Aristote, qui, assignant à chaque chose les termes qui lui sont propres, reconnaît que

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