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Vivez, froide Nature, et revivez sans cesse,

Sous nos pieds, sur nos fronts, puisque c'est votre loi;
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,

L'homme, humble passager, qui dut vous être un roi;
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines, 5
J'aime la majesté des souffrances humaines;

Vous ne recevrez pas un cri d'amour de moi.

(1844.)

ALFRED DE MUSSET

(1810-1857)

AU LECTEUR

Ce livre est toute ma jeunesse ;
Je l'ai fait sans presque y songer.
Il y paraît, je le confesse,

Et j'aurais pu le corriger.

Mais quand l'homme change sans cesse,
Au passé pourquoi rien changer?
Va-t'en, pauvre oiseau passager;
Que Dieu te mène à ton adresse!

Qui que tu sois, qui me liras,
Lis-en le plus que tu pourras,
Et ne me condamne qu'en somme.

Mes premiers vers sont d'un enfant,
Les seconds d'un adolescent,

Les derniers à peine d'un homme.

ROLLA

(1840.)

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O Christ! je ne suis pas de ceux que la prière
Dans tes temples muets amène à pas tremblants;
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire,
En se frappant le cœur, baiser tes pieds sanglants;

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Et je reste debout sous tes sacrés portiques,
Quand ton peuple fidèle, autour des noirs arceaux,
Se courbe en murmurant sous le vent des cantiques,
Comme au souffle du nord un peuple de roseaux.
Je ne crois pas, ô Christ! à ta parole sainte:
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
D'un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte;
Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux.
Maintenant le hasard promène au sein des ombres
De leurs illusions les mondes réveillés;

5

ΙΟ

L'esprit des temps passés, errant sur leurs décombres,
Jette au gouffre éternel tes anges mutilés.

Les clous du Golgotha te soutiennent à peine;
Sous ton divin tombeau le sol s'est dérobé:

Ta gloire est morte, ô Christ! et sur nos croix d'ébène

15

Ton cadavre céleste en poussière est tombé!

Eh bien! qu'il soit permis d'en baiser la poussière

Au moins crédule enfant de ce siècle sans foi,

Et de pleurer, ô Christ! sur cette froide terre

Qui vivait de ta mort, et qui mourra sans toi!
Oh! maintenant, mon Dieu, qui lui rendra la vie?
Du plus pur de ton sang tu l'avais rajeunie;
Jésus, ce que tu fis, qui jamais le fera?

Nous, vieillards nés d'hier, qui nous rajeunira?

IV

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés?

Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.
Il est tombé sur nous, cet édifice immense
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour.
La Mort devait t'attendre avec impatience,
Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis ta cour;
Vous devez vous aimer d'un infernal amour.
Ne quittes-tu jamais la couche nuptiale
Où vous vous embrassez dans les vers du tombeau,
Pour t'en aller tout seul promener ton front pâle

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Dans un cloître désert ou dans un vieux château?
Que te disent alors tous ces grands corps sans vie,
Ces murs silencieux, ces autels désolés,
Que pour l'éternité ton souffle a dépeuplés?
Que te disent les croix? que te dit le Messie?
Oh! saigne-t-il encor, quand, pour le déclouer,

Sur son arbre tremblant, comme une fleur flétrie,
Ton spectre dans la nuit revient le secouer?
Crois-tu ta mission dignement accomplie,

Et comme l'Éternel, à la création,

Trouves-tu que c'est bien, et que ton œuvre est bon?

5

ΙΟ

(Rolla; août 1833.)

LA NUIT DE MAI

LA MUSE

Poète, prends ton luth et me donne un baiser;
La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore.
Le printemps naît ce soir; les vents vont s'embraser;

Et la bergeronnette, en attendant l'aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser.

LE POÈTE

Comme il fait noir dans la vallée!

J'ai cru qu'une forme voilée

Flottait là-bas sur la forêt.

Elle sortait de la prairie;

Son pied rasait l'herbe fleurie:
C'est une étrange rêverie;

Elle s'efface et disparaît.

LA MUSE

Poète, prends ton luth; la nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant.
La rose, vierge encor, se referme jalouse

Sur le frelon nacré qu'elle enivre en mourant.

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Écoute! tout se tait; songe à la bien-aimée.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.
Ce soir, tout va fleurir: l'immortelle nature
Se remplit de parfums, d'amour et de murmure,
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.

LE POÈTE

Pourquoi mon cœur bat-il si vite?
Qu'ai-je donc en moi qui s'agite
Dont je me sens épouvanté?
Ne frappe-t-on pas à ma porte?
Pourquoi ma lampe à demi morte
M'éblouit-elle de clarté?

Dieu puissant! tout mon corps frissonne.
Qui vient? qui m'appelle? - Personne.
Je suis seul; c'est l'heure qui sonne;
O solitude? ô pauvreté!

LA MUSE

Poète, prends ton luth; le vin de la jeunesse
Fermente cette nuit dans les veines de Dieu.
Mon sein est inquiet; la volupté l'oppresse,
Et les vents altérés m'ont mis la lèvre en feu.

O paresseux enfant! regarde, je suis belle.
Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas,
Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,

Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras?
Ah! je t'ai consolé d'une amère souffrance!

Hélas! bien jeune encor, tu te mourais d'amour.
Console-moi ce soir, je me meurs d'espérance;
J'ai besoin de prier pour vivre jusqu'au jour.

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Où vive encor l'amour de moi!
Oui, te voilà, c'est toi, ma blonde,
C'est toi, ma maîtresse et ma sœur!
Et je sens, dans la nuit profonde,
De ta robe d'or qui m'inonde

Les rayons glisser dans mon cœur.

5

LA MUSE

Poète, prends ton luth; c'est moi, ton immortelle,
Qui t'ai vu cette nuit triste et silencieux,
Et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle,
Pour pleurer avec toi descends du haut des cieux.
Viens, tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire
Te ronge, quelque chose a gémi dans ton cœur ;
Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre,
Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur.

ΙΟ

Viens, chantons devant Dieu; chantons dans tes pensées, 15
Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées;
Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu.
Éveillons au hasard les échos de ta vie,
Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie,
Et que ce soit un rêve, et le premier venu.
Inventons quelque part des lieux où l'on oublie;
Partons, nous sommes seuls, l'univers est à nous.
Voici la verte Écosse et la brune Italie,

Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux,
Argos,459 et Ptéléon, ville des hécatombes,
Et Messa, la divine, agréable aux colombes,
Et le front chevelu du Pélion changeant,
Et le bleu Titarèse, et le golfe d'argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.
Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer?
D'où vont venir les pleurs que nous allons verser ? 400
Prends ton luth! prends ton luth! je ne peux plus me taire ;
Mon aile me soulève au souffle du printemps.

Le vent va m'emporter; je vais quitter la terre.
Une larme de toi! Dieu m'écoute; il est temps.

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