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Quand même nous serions comme la feuille morte;
Quand, pour plaire à César, on nous renîrait tous;
Quand le proscrit devrait s'enfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous;

Quand le désert, où Dieu contre l'homme proteste,
Bannirait les bannis, chasserait les chassés;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés;

Je ne fléchirai pas! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel! liberté, mon drapeau!

Mes nobles compagnons, je garde votre culte;
Bannis, la république est là qui nous unit.
J'attacherai la gloire à tout ce qu'on insulte;
Je jetterai l'opprobre à tout ce qu'on bénit!

Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit: malheur! la bouche qui dit: non !
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon..

J'accepte l'âpre exil, n'eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer

Si quelqu'un a plié qu'on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer.

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Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis! Si même 25 Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;

S'il en demeure dix, je serai le dixième :

Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là!

. 419

(Jersey, 2 décembre 1852.)

LA LÉGENDE DES SIÈCLES, 1859-77-83

LA CONSCIENCE

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,

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Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva
Au bas d'une montagne en une grande plaine;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine
Lui dirent: Couchons-nous sur la terre, et dormons.
Cain, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l'ombre fixement.

Je suis trop près, dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l'espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil. Il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.420

Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes.
Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes
L'œil à la même place au fond de l'horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.

Cachez-moi! cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond:
Etends de ce côté la toile de la tente..

Et l'on développa la muraille flottante;

Et quand on l'eut fixée avec des poids de plomb:

Vous ne voyez plus rien? dit Tsilla,421 l'enfant

blond,422

La fille de ses fils, douce comme l'aurore;

Et Caïn répondit: Je vois cet œil encore!

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Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria: Je saurai bien construire une barrière.
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit:- Cet œil me regarde toujours!
Hénoch 428 dit: Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle.
Bâtissons une ville, et nous la fermerons.
Alors Tubalcaïn,24 père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d'Enos 25 et les enfants de Seth,
Et l'on crevait les yeux à quiconque passait;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d'enfer;
L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes;
Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava: "Défense à Dieu d'entrer."
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre.
Et lui restait lugubre et hagard.- O mon père !
L'œil a-t-il disparu? dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit:- Non, il est toujours là.
Alors il dit: Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien."
On fit donc une fosse, et Caïn dit: "C'est bien !"
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.

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POÈMES ANTIQUES ET MODERNES, 1826
MOÏSE

Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs,
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux déserts.

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La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo 426 gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Il voit d'abord Phasga,*27 que des figuiers entourent;
Puis, au delà des monts que ses regards parcourent,
S'étend tout Galaad, Ephraïm, Manassé,

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Dont le pays fertile à sa droite est placé;
Vers le Midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s'endort la mer occidentale;
Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,
Couronné d'oliviers, se montre Nephtali;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,
Jéricho s'aperçoit: c'est la ville des palmes;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor,*
Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor.
Il voit tout Chanaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.430
Il voit; sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.

429

Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d'Israël s'agitaient au vallon
Comme les blés épais qu'agite l'aquilon.

432

Dès l'heure où la rosée humecte l'or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables,
Prophète centenaire,431 environné d'honneur,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête,*
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d'éclairs la cime du haut lieu,
L'encens brûla partout sur les autels de pierre.
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
A l'ombre du parfum par le soleil doré,
Chantèrent d'une voix le cantique sacré;

Et les fils de Lévi,433 s'élevant sur la foule,

Tels qu'un bois de cyprès sur le sable qui roule,

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