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Le mal dès lors régna dans son immense empire;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir;

Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,
Tout gémit; et la voix de la nature entière
Ne fut qu'un long soupir.

Levez donc vos regards vers les célestes plaines,
Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dans vos peines

Ce grand consolateur:

Malheureux! sa bonté de son œuvre est absente;

Vous cherchez votre appui? l'univers vous présente
Votre persécuteur.

De quel nom te nommer, ô fatale puissance?
Qu'on t'appelle Destin, Nature, Providence,

Inconcevable loi;

Qu'on tremble sous ta main, ou bien qu'on la blasphème,
Soumis ou révolté, qu'on te craigne ou qu'on t'aime;

Toujours, c'est toujours toi!

Hélas! ainsi que vous j'invoquai l'Espérance;
Mon esprit abusé but avec complaisance
Son philtre empoisonneur:

C'est elle qui, poussant nos pas dans les abîmes,
De festons et de fleurs couronne les victimes

Qu'elle livre au Malheur.

Si du moins au hasard il décimait les hommes,
Ou si sa main tombait sur tous tant que nous sommes

Avec d'égales lois!

Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes,

La beauté, le génie, ou les vertus sublimes,
Victimes de son choix.

Tel, quand des dieux de sang voulaient en sacrifices
Des troupeaux innocents les sanglantes prémices
Dans leurs temples cruels,

De cent taureaux choisis on formait l'hécatombe,
Et l'agneau sans souillure ou la blanche colombe

Engraissaient leurs autels.

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Créateur tout-puissant, principe de tout être,
Toi pour qui le possible existe avant de naître,

Roi de l'immensité,

Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,
Puiser pour tes enfants le bonheur et la vie
Dans ton éternité!

Sans t'épuiser jamais, sur toute la nature
Tu pouvais à longs flots répandre sans mesure
Un bonheur absolu:

L'espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte.
Ah! ma raison frémit! tu le pouvais sans doute,
Tu ne l'as pas voulu.

Quel crime avons-nous fait pour mériter de naître?
L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être,

Ou l'a-t-il accepté?

Sommes-nous, ô hasard, l'œuvre de tes caprices?
Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplices

Pour ta félicité?

Montez donc vers le ciel, montez, encens qu'il aime,
Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,

Plaisirs, concerts divins;

Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles,
Montez, allez frapper les voûtes insensibles

Du palais des destins!

Terre, élève ta voix; cieux, répondez; abîmes,
Noir séjour où la mort entasse ses victimes,
Ne formez qu'un soupir!

Qu'une plainte éternelle accuse la nature,
Et que la douleur donne à toute créature
Une voix pour gémir!

Du jour où la nature, au néant arrachée,
S'échappa de tes mains comme une œuvre ébauchée,
Qu'as-tu vu cependant?

Aux désordres du mal la matière asservie,

Toute chair gémissant, hélas! et toute vie

Jalouse du néant!

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Des éléments rivaux les luttes intestines;
Le Temps, qui flétrit tout, assis sur les ruines
Qu'entassèrent ses mains,

Attendant sur le seuil tes œuvres éphémères;
Et la mort étouffant, dès le sein de leurs mères,
Les germes des humains!

La vertu succombant sous l'audace impunie,
L'imposture en honneur, la vérité bannie;

L'errante liberté

Aux dieux vivants du monde offerte en sacrifice;
Et la force, partout, fondant de l'injustice

Le règne illimité!

La valeur sans les dieux décidant les batailles!
Un Caton 406 libre encor déchirant ses entrailles
Sur la foi de Platon;

Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu'il aime,
Doute au dernier moment de cette vertu même,
Et dit: "Tu n'es qu'un nom! . . .

La fortune toujours du parti des grands crimes;
Les forfaits couronnés devenus légitimes;

La gloire au prix du sang;

Les enfants héritant l'iniquité des pères;
Et le siècle qui meurt racontant ses misères

Au siècle renaissant!

Hé quoi! tant de tourments, de forfaits, de supplices,
N'ont-ils pas fait fumer d'assez de sacrifices

Tes lugubres autels?

Ce soleil, vieux témoin des malheurs de la terre,
Ne fera-t-il pas naître un seul jour qui n'éclaire
L'angoisse des mortels?

Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n'espérez pas que sa rage assouvie

Endorme le Malheur,

Jusqu'à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l'éternel silence

L'éternelle douleur!

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(1818.)

NOUVELLES MÉDITATIONS POÉTIQUES, 1823

LE CRUCIFIX

Toi que j'ai recueilli sur sa bouche expirante
Avec son dernier souffle et son dernier adieu,
Symbole deux fois saint, don d'une main mourante,
Image de mon Dieu;

Que de pleurs ont coulé sur tes pieds que j'adore,
Depuis l'heure sacrée où, du sein d'un martyr,
Dans mes tremblantes mains tu passas, tiède encore
De son dernier soupir!

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Les saints flambeaux jetaient une dernière flamme;
Le prêtre murmurait ces doux chants de la mort,
Pareils aux chants plaintifs que murmure une femme
A l'enfant qui s'endort.

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De son pieux espoir son front gardait la trace,
Et sur ses traits, frappés d'une auguste beauté,
La douleur fugitive avait empreint sa grâce,

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La mort sa majesté.

Le vent qui caressait sa tête échevelée

Me montrait tour à tour ou me voilait ses traits,
Comme l'on voit flotter sur un blanc mausolée
L'ombre des noirs cyprès.

Un de ses bras pendait de la funèbre couche;
L'autre, languissamment replié sur son cœur,
Semblait chercher encore et presser sur sa bouche
L'image du Sauveur.

Ses lèvres s'entr'ouvraient pour l'embrasser encore;
Mais son âme avait fui dans ce divin baiser,
Comme un léger parfum que la flamme dévore
Avant de l'embraser.

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Maintenant tout dormait sur sa bouche glacée,
Le souffle se taisait dans son sein endormi,

Et sur l'œil sans regard la paupière affaissée
Retombait à demi.

Et moi, debout, saisi d'une terreur secrète,
Je n'osais m'approcher de ce reste adoré,
Comme si du trépas la majesté muette
L'eût déjà consacré.

Je n'osais! ... Mais le prêtre entendit mon silence,
Et, de ses doigts glacés prenant le crucifix:
"Voilà le souvenir, et voilà l'espérance:

Emportez-les, mon fils!"

Oui, tu me resteras, ô funèbre héritage!
Sept fois, depuis ce jour, l'arbre que j'ai planté
Sur sa tombe sans nom a changé de feuillage:
Tu ne m'as pas quitté.

Placé près de ce cœur, hélas! où tout s'efface,

Tu l'as contre le temps défendu de l'oubli,

Et mes yeux goutte à goutte ont imprimé leur trace
Sur l'ivoire amolli.

O dernier confident de l'âme qui s'envole,

Viens, reste sur mon cœur! parle encore, et dis-moi
Ce qu'elle te disait quand sa faible parole
N'arrivait plus qu'à toi;

A cette heure douteuse où l'âme recueillie,
Se cachant sous le voile épaissi sur nos yeux
Hors de nos sens glacés pas à pas se replie,
Sourds aux derniers adieux;

Alors qu'entre la vie et la mort incertaine,
Comme un fruit par son poids détaché du rameau,
Notre âme est suspendue et tremble à chaque haleine
Sur la nuit du tombeau;

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