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Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel
L'alphabet, sombre tour qui naquit de Babel;
Et je n'ignorais pas que la main courroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée. . . .

Oui, si Beauzée 397 est dieu, c'est vrai, je suis athée.
La langue était en ordre, auguste, époussetée,

Fleur de lys d'or,398 Tristan 400 et Boileau, plafond bleu;
Les quarante fauteuils 399 et le trône au milieu ;

Je l'ai troublée, et j'ai, dans ce salon illustre,
Même un peu cassé tout; le mot propre, ce rustre,
N'était que caporal, je l'ai fait colonel;
J'ai fait un jacobin du pronom personnel,
Du participe, esclave à la tête blanchie,
Une hyène, et du verbe une hydre d'anarchie.
Vous tenez le reum confitentem.401

Tonnez !

J'ai dit à la narine: Eh mais! tu n'es qu'un nez!
J'ai dit au long fruit d'or: Mais tu n'est qu'une poire!
J'ai dit à Vaugelas : 402 Tu n'es qu'une mâchoire!
J'ai dit aux mots: Soyez république! soyez
La fourmilière immense, et travaillez! Croyez,
Aimez, vivez! - J'ai mis tout en branle, et, morose,
J'ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose.

(January 1834.)

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LAMARTINE
(1790-1869)

PREMIÈRES MÉDITATIONS POÉTIQUES, 1820

L'ISOLEMENT

Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes;
Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur;
Là le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l'étoile du soir se lève dans l'azur.

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Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon.

Cependant, s'élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs:
Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N'éprouve devant eux ni charme ni transports;
Je contemple la terre ainsi qu'une ombre errante:
Le soleil des vivants n'échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis: "Nulle part le bonheur ne m'attend."

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être 403 vous manque, et tout est dépeuplé !

Que le tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un œil indifférent je le suis dans son cours;
En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève,
Qu'importe le soleil? je n'attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts:
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire;
Je ne demande rien à l'immense univers.

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux!

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Là, je m'enivrerais à la source où j'aspire;
Là, je retrouverais et l'espoir et l'amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour!

Que ne puis-je, porté sur le char de l'Aurore,
Vague objet de mes vœux, m'élancer jusqu'à toi!
Sur la terre d'exil pourquoi resté-je encore?
Il n'est rien de commun entre la terre et moi.
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons!

(1818.) 404

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Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour?

O lac! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir!

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il? nous voguions en silence;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

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"O temps, suspends ton vol! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours!
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours!

"Assez de malheureux ici-bas vous implorent:

Coulez, coulez pour eux;

Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent;
Oubliez les heureux.

"Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit;

Je dis à cette nuit: "Sois plus lente"; et l'aurore
Va dissiper la nuit.

"Aimons donc, aimons donc! de l'heure fugitive,

Hâtons-nous, jouissons!

L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive;
Il coule, et nous passons!"

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse

Que les jours de malheur?

Hé quoi! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace?
Quoi! passés pour jamais? quoi! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus?

Eternité, néant, passé, sombres abîmes,

Que faites-vous des jours que vous engloutissez?
Parlez nous rendrez-vous ces extases sublimes

Que vous nous ravissez ?

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O lac! rochers muets! grottes! forêt obscure!

Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir!

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Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux!

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés!

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise: "Ils ont aimé!"

(September 1817.)

LE DÉSESPOIR

Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde
Des germes du chaos,

De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d'un pied dédaigneux le lançant dans l'espace,
Rentra dans son repos.

"Va, dit-il, je te livre à ta propre misère; Trop indigne à mes yeux d'amour ou de colère,

Tu n'es rien devant moi:

Roule au gré du hasard dans les déserts du vide;
Qu'à jamais loin de moi le Destin soit ton guide,
Et le Malheur ton roi!"

Il dit. Comme un vautour qui plonge sur sa proie,
Le Malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie,

Un long gémissement;

Et, pressant l'univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
L'éternel aliment.

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