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ments, remplissent ces déserts d'une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer ces solitudes, à balancer ces corps flottants, à confondre ces masses de blanc, d'azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures, alors il sort de tels bruits du fond des 5 forêts, il se passe de telles choses aux yeux, que j'essayerais en voin de les décrire à ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature.

(1800.)

II

LE RÉCIT DE CHACTAS

[Chactas, a Natchez who has seen Europe and is a friend of the French, recounts to René, who has sought in America a refuge from his misfortune and has been received into the tribe of the Natchez, the adventures of his youth.]

.. A la prochaine lune des fleurs, il y aura sept fois dix neiges, et trois neiges de plus, que ma mère me mit au monde ro sur les bords du Meschacebé. Les Espagnols s'étaient depuis peu établis dans la baie de Pensacola, mais aucun blanc n'habitait encore la Louisiane. Je comptais à peine dix-sept chutes de feuilles lorsque je marchai avec mon père, le guerrier Outalissi, contre les Muscogulges, nation puissante des 15 Florides. Nous nous joignimes aux Espagnols, nos alliés, et le combat se donna sur une des branches de la Maubile. Areskoui 381 et les Manitous ne nous furent pas favorables. Les ennemis triomphèrent; mon père perdit la vie; je fus blessé deux fois en le défendant. Oh! que ne descendis-je 20 alors dans le pays des âmes! j'aurais évité les malheurs qui m'attendaient sur la terre. Les Esprits en ordonnèrent autrement: je fus entraîné par les fuyards à Saint-Augustin.

Dans cette ville, nouvellement bâtie par les Espagnols, je courais le risque d'être enlevé pour les mines de Mexico, 25 lorsqu'un vieux Castillan nommé Lopez, touché de ma jeunesse et de ma simplicité, m'offrit un asile et me présenta à une sœur avec laquelle il vivait sans épouse.

Tous les deux prirent pour moi les sentiments les plus tendres. On m'éleva avec beaucoup de soin; on me donna 30

toutes sortes de maîtres. Mais, après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, je fus saisi du dégoût de la vie des cités. Je dépérissais à vue d'œil; tantôt je demeurais immobile pendant des heures à contempler la cime des lointaines forêts; tantôt on me trouvait assis au bord d'un fleuve, que je regar- 5 dais tristement couler. Je me peignais les bois à travers lesquels cette onde avait passé, et mon âme était tout entière à la solitude.

Ne pouvant plus résister à l'envie de retourner au désert, un matin je me présentai à Lopez, vêtu de mes habits de 10 sauvage, tenant d'une main mon arc et mes flèches et de l'autre mes vêtements européens. Je les remis à mon généreux protecteur, aux pieds duquel je tombai en versant des torrents de larmes. Je me donnai des noms odieux; je m'accusai d'ingratitude: "Mais enfin, lui dis-je, ô mon père! tu le vois 15 toi-même je meurs si je ne reprends la vie de l'Indien."

Lopez, frappé d'étonnement, voulut me détourner de mon dessein. Il me représenta les dangers que j'allais courir en m'exposant à tomber de nouveau entre les mains des Muscogulges. Mais, voyant que j'étais résolu à tout entreprendre, 20 fondant en pleurs et me serrant dans ses bras: "Va, s'écriat-il, enfant de la nature! reprends cette indépendance de l'homme que Lopez ne te veut point ravir. Si j'étais plus jeune moi-même, je t'accompagnerais au désert (où j'ai aussi de doux souvenirs!), et je te remettrais dans les bras de ta 25 mère. Quand tu seras dans tes forêts, songe quelquefois à ce vieil Espagnol qui te donna l'hospitalité, et rappelle-toi, pour te porter à l'amour de tes semblables, que la première expérience que tu as faite du cœur humain a été tout en sa faveur." Lopez finit par une prière au Dieu des chrétiens, 30 dont j'avais refusé d'embrasser le culte, et nous nous quittâmes avec des sanglots.

Je ne tardai pas à être puni de mon ingratitude. Mon inexpérience m'égara dans les bois, et je fus pris par un parti de Muscogulges et de Siminoles, comme Lopez me l'avait prédit. Je fus reconnu pour Natchez à mon vêtement et aux plumes qui ornaient ma tête. On m'enchaîna, mais légèrement, à cause de ma jeunesse. Simaghan, le chef de la troupe, voulut savoir mon nom; je répondis: "Je m'appelle Chactas,

fils d'Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulges." Simaghan me dit: "Chactas, fils d'Outalissi, fils de Miscou, réjouis-toi: tu seras brûlé au grand village." Je repartis: "Voilà qui va bien;" et j'entonnai ma chanson de mort.

5

Tout prisonnier que j'étais, je ne pouvais, durant les premiers jours, m'empêcher d'admirer mes ennemis. Le Muscogulge, et surtout son allié, le Siminole, respire la gaieté, l'amour, le contentement. Sa démarche est légère, son abord ouvert et serein. Il parle beaucoup et avec volubilité; son ro langage est harmonieux et facile. L'âge même ne peut ravir aux Sachems cette simplicité joyeuse: comme les vieux oiseaux de nos bois, ils mêlent encore leurs vieilles chansons aux airs nouveaux de leur jeune postérité.

Les femmes qui accompagnaient la troupe témoignaient 15 pour ma jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable. Elles me questionnaient sur ma mère, sur les premiers jours de ma vie; elles voulaient savoir si l'on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m'y balançaient auprès du nid des petits oiseaux. C'étaient 20 ensuite mille autres questions sur l'état de mon cœur: elles me demandaient si j'avais vu une biche blanche dans mes songes et si les arbres de la vallée secrète m'avaient conseillé d'aimer. Je répondais avec naïveté, aux mères, aux filles et aux épouses des hommes. Je leur disais: "Vous êtes les grâces du jour, 25 et la nuit vous aime comme la rosée. . . . Vous savez des paroles magiques qui endorment toutes les douleurs. Voilà ce que m'a dit celle qui m'a mis au monde, et qui ne me reverra plus! Elle m'a dit encore que les vierges étaient des fleurs mystérieuses, qu'on trouve dans les lieux solitaires."

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Ces louanges faisaient beaucoup de plaisir aux femmes; elles me comblaient de toutes sortes de dons; elles m'apportaient de la crème de noix, du sucre d'érable, de la sagamité,382 des jambons d'ours, des peaux de castors, des coquillages pour me parer et des mousses pour ma couche. 35 Elles chantaient, elles riaient avec moi, et puis elles se prenaient à verser des larmes en songeant que je serais brûlé.

Une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d'une forêt, j'étais assis auprès du feu de la

guerre, avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j'entendis le murmure d'un vêtement sur l'herbe, et une femme à demi voilée vint s'asseoir à mes côtés. Des pleurs roulaient sous sa paupière; à la lueur du feu un petit crucifix d'or brillait sur son sein. Elle était régulièrement belle; l'on 5 remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l'attrait était irrésistible. Elle joignait à cela des grâces plus tendres: une extrême sensibilité, unie à une mélancolie profonde, respirait dans ses regards; son sourire était céleste.

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Je crus que c'était la Vierge des dernières amours, cette vierge qu'on envoie au prisonnier de guerre pour enchanter sa tombe. Dans cette persuasion, je lui dis en balbutiant et avec un trouble qui pourtant ne venait pas de la crainte du bûcher: "Vierge, vous êtes digne des premières amours, et 15 vous n'êtes pas faite pour les dernières. Les mouvements d'un cœur qui va bientôt cesser de battre répondraient mal aux mouvements du vôtre. Comment mêler la mort et la vie? Vous me feriez trop regretter le jour. Qu'un autre soit plus heureux que moi, et que de longs embrassements 20 unissent la liane et le chêne!"

La jeune fille me dit alors: "Je ne suis point la Vierge des dernières amours. Es-tu chrétien?" Je répondis que je n'avais point trahi les Génies de ma cabane. A ces mots, l'Indienne fit un mouvement involontaire. Elle me dit: "Je 25 te plains de n'être qu'un méchant idolâtre. Ma mère m'a faite chrétienne; je me nomme Atala, fille de Simaghan aux bracelets d'or et chef des guerriers de cette troupe. Nous nous rendons à Apalachucla, où tu seras brûlé." En prononçant ces mots, Atala se lève et s'éloigne.

...

30

Le dix-septième jour de marche, vers le temps où l'éphémère 383 sort des eaux, nous entrâmes sur la grande savane Alachua. Elle est environnée de coteaux qui, fuyant les uns derrière les autres, portent, en s'élevant jusqu'aux nues, des forêts étagées de copalmes,384 de citronniers, de magnolias et 35 de chênesverts. Le chef poussa le cri d'arrivée, et la troupe campa au pied des collines. On me relégua à quelque distance, au bord d'un de ces puits naturels, si fameux dans les Florides. J'étais attaché au pied d'un arbre; un guerrier

veillait impatiemment auprès de moi. J'avais à peine passé quelques instants dans ce lieu, qu'Atala parut sous les liquidambars de la fontaine. "Chasseur, dit-elle au héros muscogulge, si tu veux poursuivre le chevreuil, je garderai le prisonnier." Le guerrier bondit de joie à cette parole de la 5 fille du chef; il s'élance du sommet de la colline et allonge ses pas dans la plaine.

Étrange contradiction du cœur de l'homme! Moi qui avais tant désiré de dire les choses du mystère à celle que j'aimais déjà comme le soleil, maintenant interdit et confus, 10 je crois que j'eusse préféré d'être jeté aux crocodiles de la fontaine, à me trouver seul ainsi avec Atala. La fille du désert était aussi troublée que son prisonnier; nous gardions un profond silence; les Génies de l'amour avaient dérobé nos paroles. Enfin Atala, faisant un effort, dit ceci: 15 "Guerrier, vous êtes retenu faiblement; vous pouvez aisément vous échapper." A ces mots, la hardiesse revint sur ma langue; je répondis: "Faiblement retenu, ô femme . . . !" Je ne sus comment achever. Atala hésita quelques moments; puis elle dit: “Sauvez-vous." Et elle me détacha du tronc 20 de l'arbre. Je saisis la corde, je la remis dans la main de la fille étrangère, en forçant ses beaux doigts à se fermer sur ma chaîne. "Reprenez-la! reprenez-la!" m'écriai-je. "Vous êtes un insensé, dit Atala d'une voix émue. Malheureux! ne sais-tu pas que tu seras brûlé? Que prétends- 25 tu? Songes-tu bien que je suis la fille d'un redoutable Sachem?" "Il fut un temps, répliquai-je avec des larmes, que j'étais aussi porté dans une peau de castor aux épaules d'une mère. Mon père avait aussi une belle hutte, et ses chevreuils buvaient les eaux de mille torrents; mais j'erre 30 maintenant sans patrie. Quand je ne serai plus, aucun ami ne mettra un peu d'herbe sur mon corps pour le garantir des mouches. Le corps d'un étranger malheureux n'intéresse personne."

Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent dans 35 la fontaine. "Ah! repris-je avec vivacité, si votre cœur parlait comme le mien! Le désert n'est-il pas libre? Les forêts n'ont-elles point de replis où nous cacher? Faut-il donc, pour être heureux, tant de choses aux enfants des cabanes !

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