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ΙΟ

ensuite faire chez soi les messieurs; on passe aux vignes toute la journée: Julie y a fait faire une loge où l'on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu'on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu 5 grossière, mais bonne, saine, et chargée d'excellents légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds; pour les mettre à leur aise, on s'y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sensibles; et voyant qu'on veut bien sortir 10 pour eux de sa place, ils s'en tiennent d'autant plus volontiers dans la leur. A dîner, on amène les enfants, et ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver! "O bienheureux enfants, disent-ils, en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu pro- 15 longe vos jours aux dépens des nôtres! ressemblez à vos pères et mères, et soyez comme eux la bénédiction du pays!" Souvent, en songeant que la plupart de ces hommes ont porté les armes, et savent manier l'épée et le mousquet aussi bien que la serpette et la houe, en voyant Julie au milieu d'eux, 20 si charmante et si respectée, recevoir, elle et ses enfants, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l'illustre et vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Julie! femme incomparable! vous exercez dans la simplicité de la vie privée le despotique empire de la sagesse et des bien- 25 faits, vous êtes pour tout le pays un dépôt cher et sacré que chacun voudrait défendre et conserver au prix de son sang; et vous vivez plus sûrement, plus honorablement au milieu d'un peuple entier qui vous aime, que les rois entourés de tous leurs soldats.

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Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange: et même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l'on danse jusqu'au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le baron, qui 35 ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure, et Julie, qui monte avec ses enfants chez lui jusqu'à ce qu'il s'aille coucher. A cela près, depuis le moment qu'on 842 prend le métier de vendangeur jusqu'à celui qu'on le quitte, on ne mêle

plus la vie citadine à la vie rustique. Ces saturnales 348 sont bien plus agréables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu'ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l'esclave: mais la douce égalité qui règne ici rétablit l'ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, 5 une consolation pour les autres, et un lien d'amitié pour tous. Le lieu d'assemblée est une salle à l'antique avec une grande cheminée où l'on fait bon feu. La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée 10 et réfléchir la lumière. Pour prévenir l'envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d'autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est 15 servi sur deux longues tables. Le luxe et l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques; chacun se lève indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et 20 avec plaisir. On boit à discrétion; la liberté n'a point d'autres bornes que l'honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde, et n'empêche pas qu'on ne soit à son aise et gai. Que s'il arrive à quelqu'un de s'oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes, mais il est congédié 25 sans rémission dès le lendemain. . . .

Après le souper on veille encore une heure ou deux en teillant 344 du chanvre: chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en chœur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule et en refrain. 30 La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants, mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux qui touche à la longue. Les paroles sont simples, naïves, souvent tristes; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi 35 de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors en jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps éloignés, un tressaillement me prend, un poids insup

portable me tombe tout à coup sur le cœur et me laisse une impression funeste qui ne s'efface qu'avec peine. Cependant je trouve à ces veillées une sorte de charme que je ne puis vous expliquer, et qui m'est pourtant fort sensible. Cette réunion des différents états, la simplicité de cette occupation, 5 l'idée de délassement, d'accord, de tranquillité, le sentiment de paix qu'elle porte à l'âme, a quelque chose d'attendrissant qui dispose à trouver ces chansons plus intéressantes.

Il y a une grande émulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journée; et la filouterie que j'y 10 voulais employer m'attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits à teiller, et que j'ai souvent des distractions, ennuyé d'être toujours noté pour avoir fait le moins d'ouvrage, je tirais doucement avec le pied des chènevottes de mes voisins pour grossir mon tas: mais cette im- 15 pitoyable Mme. d'Orbe, s'en étant aperçue, fit signe à Julie, qui, m'ayant pris sur le fait, me tança sévèrement. "Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d'injustice, même en plaisantant; c'est ainsi qu'on s'accoutume à devenir méchant tout de bon; et, qui pis est, à plaisanter encore."

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Voilà comment se passe la soirée. Quand l'heure de la retraite approche, Mme. de Wolmar dit: "Allons tirer le feu d'artifice." A l'instant chacun prend son paquet de chènevottes, signe honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour; on les rassemble en un tas, on 25 en fait un trophée; on y met le feu: mais n'a pas cet honneur qui veut: Julie l'adjuge en présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir-là le plus d'ouvrage; fût-ce elle-même, elle se l'attribue sans façon. L'auguste cérémonie est accompagnée d'acclamations et de battements de mains. Les chène- 30 vottes font un feu clair et brillant qui s'élève jusqu'aux nues, un vrai feu de joie, autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l'assemblée: chacun boit à la santé du vainqueur, et va se coucher content d'une journée passée dans le travail, la gaieté, l'innocence, et qu'on ne serait pas fâché 35 de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie.

(1761.)

EMILE

[In Emile Rousseau expounds his ideas on education. A child should be brought up in the country, removed from all evil influences, in as close conformity as possible to the natural state. He should learn from personal experience, not from books, and until he is twelve years old, his health and the normal development of his senses should be the only concerns of his teacher. Later his mind should be trained along practical lines but by lessons of personal experience and not by abstract theories. He should learn a trade to guard him against misfortune, and, at the age of sixteen, he should be shown God in nature and conscience in man. In the passage given here, Rousseau points out the danger of teaching fables to children.]

"LES FABLES"

Emile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de La Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de l'histoire ne sont l'histoire. Comment peut-on s'aveugler assez pour appeler les fables la 5 morale des enfants, sans songer que l'apologue, en les amusant, les abuse; que, séduits par le mensonge, ils laissent échapper la vérité, et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable, les empêche d'en profiter? Les fables peuvent instruire les hommes, mais il faut dire la vérité nue 10 aux enfants; sitôt qu'on la couvre d'un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever.

On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende.346 Quand ils les entendraient, ce serait encore pis; car la morale en est 15 tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direzvous, des paradoxes. Soit; mais voyons si ce sont des vérités.

Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait 20 apprendre, parce que, quelque effort qu'on fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir; en sorte qu'on achète l'agrément 25

aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables qui n'ont rien d'intelligible ni d'utile pour les enfants, et qu'on leur fait indiscrètement apprendre avec les autres, parce qu'elles s'y trouvent mêlées, bornons-nous à celles que l'auteur semble avoir faites spécialement pour eux.

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Je ne connais dans tout le recueil de La Fontaine que cinq ou six fables où brille éminemment la naïveté puérile; de ces cinq ou six je prends pour exemple la première 346 de toutes, parce que c'est celle dont la morale est le plus de tout âge, celle que les enfants saisissent le mieux, celle qu'ils appren- 10 nent avec le plus de plaisir, enfin celle que pour cela même l'auteur a mise par préférence à la tête de son livre. En lui supposant réellement l'objet d'être entendu des enfants, de leur plaire et de les instruire, cette fable est assurément son chef-d'œuvre: qu'on me permette donc de la suivre et de 15 l'examiner en peu de mots.

LE CORBEAU ET LE RENARD

Fable

Maître corbeau, sur un arbre perché,

Maître! que signifie ce mot en lui-même? que signifie-t-il au-devant d'un nom propre? quel sens a-t-il dans cette occasion?

Qu'est-ce qu'un corbeau?

Qu'est-ce qu'un arbre perché? L'on ne dit pas sur un arbre perché, l'on dit perché sur un arbre. Par conséquent, il faut parler des inversions de la poésie; il faut dire ce que c'est que prose et que vers.

Tenait dans son bec un fromage.

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Quel fromage? était-ce un fromage de Suisse, de Brie ou de Hollande? Si l'enfant n'a point vu de corbeaux, que gagnez-vous à lui en parler? s'il en a vu, comment concevrat-il qu'ils tiennent un fromage à 347 leur bec? Faisons toujours 30 des images d'après nature.

Maître renard, par l'odeur alléché,

Encore un maître! mais pour celui-ci c'est à bon titre: il

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