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I. "UNE PROMENADE AU LAC DE GENÈVE"

(La Nouvelle Héloïse, Part IV, letter xvii)

[During a voluntary absence of M. de Wolmar, who felt that the lovers would reach a more serene state of mind and of sentiments if allowed to see each other freely, Saint-Preux and Julie have spent a day on the Lake of Geneva. A storm has forced them to land at Meillerie, close to a solitary spot where Saint-Preux years before had given away to despair. He decides to revisit this spot with Julie.]

Nous y parvinmes après une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement entre les arbres et les rochers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements 330 je fus prêt à me trouver mal; 5 mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivâmes. Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent, formé par la fonte des neiges, roulait à vingt pas de 10 nous une eau bourbeuse, et charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glacières, parce que d'énormes sommets de glace qui s'accroissent incessamment les couvrent 15 depuis le commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chêne était à gauche au delà du torrent; et au-dessus de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont 20 la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers, et roulaient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres 25 fruitiers sauvages penchaient leurs têtes sur les nôtres; la terre humide et fraîche était couverte d'herbes et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l'environ

naient, il semblait que ce lieu désert dût être l'asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature.

Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l'eus quelque temps contemplé: "Quoi! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne 5 sentez-vous point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous?" Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers du Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où j'étais en les traçant.311 En les re- 10 voyant moi-même après si longtemps, j'éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhémence: "O Julie, éternel charme de mon cœur! voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du 15 monde: voici le séjour où ta chère image faisait son bonheur, et préparait celui qu'il reçut enfin de toi-même. On n'y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages, la verdure et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments,882 le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divisions, ces oiseaux n'y 20 faisaient point entendre leurs ramages; le vorace épervier, le corbeau funèbre, et l'aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes, d'immenses glaces pendaient à tous ces rochers, des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres: tout respirait ici les rigueurs de l'hiver 25 et l'horreur des frimas; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu supportable et les jours entiers s'y passaient à penser à toi. Voilà la pierre où je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour,388 sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur, ces cailloux tranchants me 30 servaient de burin pour graver ton chiffre; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu'emportait un tourbillon, là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m'écrivis; voilà le bord où d'un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes; enfin ce fut ici 35 qu'avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment 335 aimée, ô toi pour qui j'étais né, faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j'y passais à gémir

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de ton absence! . . ." J'allais continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'était effrayée et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir; puis tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras: "Allons-nous-en, mon ami, 5 me dit-elle d'une voix émue; l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi." Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j'aurais quitté Julie elle-même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous 10 nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir où j'allais. A mon retour, le bateau n'étant pas encore prêt ni l'eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l'air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous 15 asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau, et en m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. 20 Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines,336 me retraçant les plaisirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer m'attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l'air, les doux rayons de la lune, le 25 frémissement argenté dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade semblable 30 faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s'y retracèrent pour l'affliger; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta fede, e si dolce memorie,
E si lungo costume.387

ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon

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bonheur passé; tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. "C'en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. Hélas! ils ne reviendront plus; et nous vivons, et nous sommes ensemble; et nos cœurs sont 5 toujours unis!" Il me semblait que j'aurais porté 338 plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais passé loin d'elle. Quand je gémissais dans l'éloignement, l'espoir de la revoir soulageait mon cœur ; je me flattais qu'un instant de sa présence effacerait 10 toutes mes peines; j'envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien: mais se trouver auprès d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui 15 m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette 20 horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau.

Elle 30

Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon 25 âme, l'attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes; et cet état comparé à celui dont je sortais n'était pas sans quelque plaisir; je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie; je repris sa main. tenait son mouchoir; je le sentis fort mouillé. "Ah! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais cessé de s'entendre! Il est vrai, dit-elle d'une voix altérée; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton." Nous recommençâmes alors à causer tranquillement, et au bout d'une 35 heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés, j'aperçus à la lumière qu'elle avait les yeux rouges et fort gonflés; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette jour

née, elle avait grand besoin de repos; elle se retira et je fus me coucher.

(1761.)

II. "LES VENDANGES CHEZ M. DE WOLMAR"

(La Nouvelle Héloïse, Part V, letter vii)

[Rousseau, while praising the simple joys of country life, according to theories more amply developed in Emile, paints real rustic scenes, not the conventional idylls of the earlier novels and comic operas.]

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Depuis un mois les chaleurs de l'automne apprêtaient d'heureuses vendanges; les premières gelées en ont amené l'ouverture; 339 le pampre grillé, laissant la grappe à découvert, étale aux yeux les dons du père Lyée,340 et semble inviter les mortels à s'en emparer. Toutes les vignes chargées de ce fruit bienfaisant que le ciel offre aux infortunés pour leur faire oublier leur misère; le bruit des tonneaux, des cuves, des légrefass qu'on relie de toutes parts; le chant des ven- 10 dangeuses dont ces coteaux retentissent; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir; le rauque son des instruments rustiques qui les anime au travail; l'aimable et touchant tableau d'une allégresse générale qui semble en ce moment étendue sur la face de la terre; enfin le voile de 15 brouillard que le soleil élève au matin comme une toile de théâtre pour découvrir à l'œil un si charmant spectacle : tout conspire à lui donner un air de fête; et cette fête n'en devient que plus belle à la réflexion, quand on songe qu'elle est la seule où les hommes aient su joindre l'agréable à l'utile. .

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Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée; et le travail n'en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité; tout le monde est égal, et personne ne s'oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les 25 hommes badins et non grossiers. C'est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L'union même engendre les folâtres querelles; et l'on ne s'agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point 30

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