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si on la menace: voilà ses délices; et si votre ennemi n'avait pas assez de place pour vous battre, il lui en ferait lui-même, sans en être plus mal intentionné, et lui dirait volontiers: "Tenez, faites à votre aise et ne nous retranchez rien du plaisir que nous avons à frémir pour ce malheureux." Ce ne 5 sont pourtant pas les choses cruelles qu'il aime, il en a peur, au contraire, mais il aime l'effroi qu'elles lui donnent: cela remue son âme qui ne sait jamais rien, qui n'a jamais rien vu, qui est toujours toute neuve. Tel est le peuple de Paris, à ce que j'ai remarqué dans l'occasion. . .

...

ΙΟ

Vous jugez bien, suivant le portrait que j'ai fait de ce peuple, que Mme. Dutour n'avait point de secours à en espérer. Le moyen qu'aucun des assistants eût voulu renoncer à voir le progrès d'une querelle qui promettait tant! A tout moment on touchait à la catastrophe. Mme. Dutour 15 n'avait qu'à pouvoir parvenir à frapper le cocher de l'aune qu'elle tenait, voyez ce qu'il en serait arrivé avec un fiacre! De mon côté, j'étais désolée; je ne cessais de crier à Mme. Dutour: "Arrêtez-vous!" Le cocher s'enrouait à prouver qu'on ne lui donnait pas son compte, qu'on voulait avoir sa 20 course pour rien, témoin les douze sous qui n'allaient jamais sans avoir leur épithète: et des épithètes d'un cocher, on en soupçonne l'incivile élégance. Le seul intérêt des bonnes mœurs devait engager Mme. Dutour à composer 327 avec ce misérable: il n'était pas honnête à elle de soutenir l'énergie 25 de ses expressions; mais elle en dévorait le scandale en faveur de la rage qu'elle avait d'y répondre; elle était trop fâchée pour avoir les oreilles délicates.

"Oui, malotru! oui, douze sols, tu n'en auras pas davantage, disait-elle. Et moi je ne les prendrai pas, douze 30 diablesses, répondait le cocher. Encore ne les vaux-tu pas, continuait-elle; n'es-tu pas honteux, fripon? Quoi! pour venir d'auprès de la paroisse ici? quand ce serait pour un carrosse d'ambassadeur. Tiens, jarni de ma 928 vie! un denier avec, tu ne l'aurais pas : j'aimerais mieux te voir mort, il n'y 35 aurait pas grande perte; et souviens-toi seulement que c'est aujourd'hui la Saint-Matthieu: bon jour, bonne œuvre,329 ne l'oublie pas. Et laisse venir demain, tu verras comment il sera fait. C'est moi qui te le dis, qui ne suis pas une chif

fonière, mais bel et bien madame Dutour, madame pour toi, madame pour les autres, et madame tant que je serai au monde, entends-tu ?"

Tout ceci ne se disait pas sans tâcher d'arracher le bâton des mains du cocher qui le tenait, et qui, à la grimace et au geste que je lui vis faire, me parut prêt à traiter Mme. Dutour comme un homme. Je crois que c'était fait de la pauvre femme: un gros poing de mauvaise volonté, levé sur elle, allait lui apprendre à badiner avec la modération d'un fiacre, si je ne m'étais pas hâtée de tirer environ vingt sols, et de les to lui donner. Il les prit sur-le-champ, secoua l'aune entre les mains de Mme. Dutour assez violemment pour l'en arracher, la jeta dans son arrière-boutique, enfonça son chapeau, en me disant: "Grand merci, mignonne," sortit de là et traversa la foule qui s'ouvrit alors, tant pour le laisser sortir, que pour 15 livrer passage à Mme. Dutour qui voulait courir après lui, que j'en empêchai, et qui me disais que, jour de Dieu! je n'étais qu'une petite sotte: "Vous voyez bien, ces vingt solslà, Marianne, je ne vous les pardonnerai jamais, ni à la vie, ni à la mort. . . ."

-Vie de Marianne, Part II, 1741.

PRÉVOST

(1697-1763)

[The Chevalier des Grieux, an honest, inexperienced youth, meets by chance the beautiful Manon, and, forgetting rank and career, flees with her to Paris, where the pleasure-loving girl plunges him into a life of shame. After many futile struggles with his better self, he finds that his love is stronger than his conscience, and freely follows his faithless mistress to America when she is deported by the police. There, personal suffering and the devotion of des Grieux finally touch the girl's soul, and she dies repentant in her lover's arms in the depths of the Louisiana wilderness. In connection with this selection, the student should read the burial scene in Chateaubriand's Atala.]

LES FUNÉRAILLES DE MANON

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit; je croyais ma chère maîtresse endormie, et je n'osais

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pousser le moindre souffle dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le point du jour en touchant ses mains qu'elle les avait froides et tremblantes; je les approchai de mon sein pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d'une 5 voix faible qu'elle se croyait à sa dernière heure.

Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune et je n'y répondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans 10 lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de mes malheurs approchait.

N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis, je reçus d'elle des marques d'amour au moment même 15 qu'elle expirait; c'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.

Mon âme ne suivit pas la sienne. Le ciel ne me trouva point assez rigoureusement puni, il a voulu que j'aie traîné depuis une vie languissante et misérable. Je renonce volon- 20 tairement à la mener jamais plus heureuse.

Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d'y mourir; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon 25 trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l'enterrer, et d'attendre la mort sur sa fosse. J'étais déjà si proche de ma fin, par l'affaiblissement que le jeûne et la douleur m'avaient causé, que j'eus besoin de quantité d'efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir 30 aux liqueurs que j'avais apportées; elles me rendirent autant de force qu'il en fallait pour le triste office que j'allais exécuter. Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais; c'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m'en servir à creuser; mais 35 j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse; j'y plaçai l'idole de mon cœur après avoir pris soin de l'envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu'après l'avoir

embrassée mille fois avec toute l'ardeur du plus parfait amour.
Je m'assis encore près d'elle, je la considérai longtemps; je
ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes forces
recommençant à s'affaiblir, et craignant d'en manquer tout à
fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours 5
dans le sein de la terre ce qu'elle avait porté de plus parfait
et de plus aimable; je me couchai ensuite sur la fosse, le
visage tourné vers le sable, et, fermant les yeux avec le des-
sein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du ciel, et
j'attendis la mort avec impatience.

-Histoire du chevalier des Grieux et de
Manon Lescaut, Part III, 1728-31.

ΤΟ

THE BEGINNINGS OF ROMANTICISM

ROUSSEAU-SAINT-PIERRE

CHÉNIER

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) marks a reaction against the aristocratic, monarchical and classical traditions handed down more or less intact from the seventeenth century. A philosopher, Rousseau demanded, in the name of the natural goodness of man when untrammelled by the conventions of civilization, a simpler and more idealistic system of education (Emile, 1762) and a reorganization of government along the lines of popular sovereignty (Le Contrat Social, 1762). As a writer, he was not content, following classical examples, to deal with psychological generalities, with types of mankind, but he laid bare his own individual soul, his conception of God, his feeling for external nature, his baser as well as his nobler emotions (Nouvelle Héloïse, 1761; Les Confessions, 1781-1788). The Revolution will utilize his political ideas, and romantic poetry will find in his lyric pages some of its principal themes.

Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), developing the sentiment of nature emphasized by Rousseau, added the love for nature itself -for its color, perfume and exotic beauty-that Chateaubriand will inherit.

With André Chénier (1762-1794) lyric poetry, which had practically disappeared from French literature with the advent of Malherbe, returned in verses still classic in form but often permeated with distinctly personal emotion.

ROUSSEAU
(1712-1778)

JULIE OU LA NOUVELLE HÉLOÏSE

[Julie d'Etanges loves her tutor, Saint-Preux, but as her parents will not approve her union with a commoner, marries M. de Wolmar. Julie confesses to her husband her love for Saint-Preux, and M. de Wolmar, trusting in his wife's honor, installs him in his own household. This severe moral trial to which the lovers are exposed is brought to an end by the death of Julie, who succumbs to pneumonia, contracted in rescuing her little son from drowning.]

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