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ton intérêt. Si, par malheur pour toi, il me revenait qu'on dit dans la ville que mes discours n'ont plus leur force ordinaire, et que je devrais me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrais avec mon amitié la fortune que je t'ai promise. Tel serait le fruit de ta sotte discrétion.

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... Deux mois après, . . . dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal: l'archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement, et on lui donna de si bons remèdes que quelques jours après il n'y paraissait plus. Mais son esprit 10 en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès la première homélie qu'il composa. Je ne trouvais pas toutefois la différence qu'il y avait de celle-là aux autres assez sensible pour conclure que l'orateur commençait à baisser. J'attendis encore une homélie, pour mieux savoir à quoi m'en tenir. Oh! 15 pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rebattait,319 tantôt il s'élevait trop haut ou descendait trop bas. C'était un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade.

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Je ne fus pas le seul qui y prit garde. La plupart des 20 auditeurs, comme s'ils eussent été aussi gagés pour l'examiner, se disaient tout bas les uns aux autres: Voilà un sermon qui sent l'apoplexie. Allons, monsieur l'arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à faire votre office. Vous voyez que monseigneur tombe; vous devez l'en avertir, 25 non seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu'un de ses amis ne soit assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là vous savez ce qu'il en arriverait; vous seriez biffé de son testament, où il y aura sans doute pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié 30 Sédillo. 821

Après ces réflexions j'en faisais d'autres toutes contraires. L'avertissement dont il s'agissait me paraissait délicat à donner. Je jugeais qu'un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal; mais, rejetant cette pensée, je me repré- 35 sentais qu'il était impossible qu'il le prît en mauvaise part, après l'avoir exigé de moi d'une manière si pressante. Ajoutons à cela que je comptais bien de lui parler avec adresse, et de lui faire avaler la pilule tout doucement. Enfin, trou

vant que je risquais davantage à garder le silence qu'à le rompre, je me déterminai à parler.

Je n'étais plus embarrassé que d'une chose; je ne savais de quelle façon entamer la parole. Heureusement l'orateur lui-même me tira de cet embarras, en me demandant ce qu'on 5 disait de lui dans le monde, et si l'on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu'on admirait toujours ses homélies; mais qu'il me semblait que la dernière n'avait pas si bien que les autres affecté l'auditoire. Comment donc! mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque 10 Aristarque? 22 Non, monseigneur, lui repartis-je, non. Ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l'on ose critiquer il n'y a personne qui n'en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m'avez recommandé d'être franc et sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier dis- 15 cours ne me paraît pas tout à fait de la force des précédents. Ne pensez-vous pas cela comme moi?

Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un souris forcé: Monsieur Gil Blas, cette pièce n'est donc pas de votre goût? Je ne dis pas cela, monseigneur, interrompis-je 20 tout déconcerté. Je la trouve excellente, quoique un peu audessous de vos autres ouvrages. Je vous entends, répliquat-il. Je vous parais baisser, n'est-ce pas ? Tranchez le mot, vous croyez qu'il est temps que je songe à la retraite? Je n'aurais pas été assez hardi, lui dis-je, pour vous parler si 25 librement, si Votre Grandeur ne me l'eût ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la supplie très humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma hardiesse. A Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne plaise que je vous la reproche! Il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne 30 trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment. C'est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J'ai été furieusement la dupe de votre intelligence bornée.

Quoique démonté, je voulus chercher une modification pour rajuster les choses; mais le moyen d'apaiser un auteur irrité, 35 et de plus un auteur accoutumé à s'entendre louer? N'en parlons plus, dit-il, mon enfant. Vous êtes encore trop jeune pour démêler le vrai du faux. Apprenez que je n'ai jamais composé de meilleure homélie que celle qui a le malheur de

n'avoir pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n'a rien encore perdu de sa vigueur. Désormais je choisirai mieux mes confidents; j'en veux de plus capables que vous de décider. Allez, poursuivit-il en me poussant par les épaules hors de son cabinet, allez dire à mon trésorier qu'il vous compte cent ducats, et que le ciel vous conduise avec cette somme! Adieu, monsieur Gil Blas; je vous souhaite toutes sortes de prospérités, avec un peu plus de goût.

-Gil Blas, Book VII, ch. 3-4, 1724.

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MARIVAUX

(1688-1763)

"COCHER ET LINGÈRE" 323

A peine fus-je assise que je tirai de l'argent pour payer le cocher; mais Mme. Dutour, en femme d'expérience, crut 10 devoir me conduire là-dessus, et me trouva trop jeune pour m'abandonner ce petit détail. "Laissez-moi faire, me dit-elle, je vais le payer; où vous a-t-il prise? — Auprès de la paroisse, lui dis-je. Eh! c'est tout près d'ici, répliqua-t-elle, en comptant quelque monnaie. Tenez, mon enfant, voilà ce qu'il vous 15 faut. Ce qu'il me faut! cela! dit le cocher, qui lui rendit sa monnaie avec un dédain brutal: oh! que nenni. Cela ne se mesure pas à l'aune. Mais que veut-il dire avec son aune, cet homme? répliqua gravement Mme. Dutour. Vous devriez être content: on sait peut-être bien ce que c'est qu'un 20 carrosse ; ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on en paye. - Eh! quand ce serait de demain, dit le cocher, qu'est-ce que cela avance? Donnez-moi mon affaire, et ne crions pas tant; voyez de quoi elle se mêle! Est-ce vous que j'ai menée ? Est-ce qu'on vous demande quelque chose? Quelle diable de 25 femme avec ses douze sols! Elle marchande cela comme une botte d'herbes."

Mme. Dutour était fière, parée, et qui plus est assez jolie; ce qui lui donnait encore une autre espèce de gloire. Les femmes d'un certain état s'imaginent en avoir plus de dignité 30 quand elles ont un joli visage; elles regardent cet avantage-là

comme un rang. La vanité s'aide de tout, et remplace ce qui lui manque avec ce qu'elle peut. Mme. Dutour se sentit donc offensée de l'apostrophe ignoble du cocher (je vous raconte cela pour vous divertir): la botte d'herbes sonna mal à ses oreilles. Comment ce jargon-là pouvait-il venir à la bouche 5 de quelqu'un qui la voyait? Y avait-il rien dans son air qui fit penser à pareille chose? "En vérité, mon ami, il faut avouer que vous êtes bien impertinent, et il me convient bien d'écouter vos sottises! dit-elle. Allons, retirez-vous. Voilà votre argent; prenez ou laissez: qu'est-ce que cela signifie? 10 Si j'appelle un voisin, on vous apprendra à parler aux bourgeois plus honnêtement que vous ne ne faites. Eh bien! qu'est-ce que me vient conter cette chiffonnière? répliqua l'autre en vrai fiacre.324 Gare! prenez garde à elle; elle a son fichu des dimanches. Ne semble-t-il pas qu'il faille tant de 15 cérémonies pour parler à madame? On parle bien à Perrette. Eh! palsambleu! payez-moi. Quand vous seriez encore quatre fois plus bourgeoise que vous n'êtes, qu'est-ce que cela me fait? Faut-il pas que mes chevaux vivent? Avec quoi dineriez-vous, vous qui parlez, si on ne vous payait pas votre 20 toile? Auriez-vous la face si large? Fi! que cela est vilain d'être crasseuse!" 825

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Le mauvais exemple débauche. Mme. Dutour, qui s'était maintenue jusque-là dans les bornes d'une assez digne fierté, ne put résister à cette dernière brutalité du cocher: elle laissa 25 là le rôle de femme respectable qu'elle jouait, et qui ne lui rapportait rien, se mit à sa commodité, en revint à la manière de quereller qui était à son usage, c'est-à-dire aux discours d'une commère de comptoir subalterne: elle ne s'y épargna pas. Attends, attends, ivrogne, avec ton fichu des dimanches: 3c tu vas voir la Perrette qu'il te faut; je vais te la montrer, moi, s'écria-t-elle en courant se saisir de son aune qui était à côté du comptoir.

Et quand elle fut armée: "Allons, sors d'ici, s'écria-t-elle, ou je te mesure avec cela, ni plus ni moins qu'une pièce de 35 toile, puisque toile il y a. - Jarnibleu! 26 ne me frappez pas, lui dit le cocher qui lui tenait le bras; ne soyez pas si osée! je me donne au diable, ne badinons point! Voyez-vous, je suis un gaillard qui n'aime pas les coups, ou la peste m'étouffe!

Je ne vous demande que mon dû, entendez-vous? il n'y a pas de mal à ça."

Le bruit qu'ils faisaient attirait du monde; on s'arrêtait devant la boutique. "Me laisseras-tu! lui disait Mme. Dutour, qui disputait toujours son aune contre le cocher: levezvous donc, Marianne; appelez M. Richard. Monsieur Richard," criait-elle tout de suite elle-même; et c'était notre hôte qui logeait au second et qui n'y était pas. (Elle s'en douta.) "Messieurs, dit-elle en apostrophant la foule qui s'était arrêtée devant la porte, je vous prends tous à témoins; 10 vous voyez ce qui en est, il m'a battue (cela n'était pas vrai); je suis maltraitée. Une femme d'honneur comme moi! Eh vite, eh vite; allez chez le commissaire: il me connaît bien, c'est moi qui le fournis: on n'a qu'à lui dire que c'est chez Mme. Dutour. Courez-y, madame Catau; courez-y, m'amie," 15 criait-elle à une servante du voisinage, le tout avec une cornette que les secousses que le cocher donnait à ses bras avaient rangée de travers. Elle avait beau crier, personne ne bougeait, ni messieurs, ni Catau.

Le peuple, à Paris, n'est pas comme ailleurs. En d'autres 20 endroits vous le verrez quelquefois commencer par être méchant; et puis finir par être humain. Se querelle-t-on: il excite, il anime: veut-on se battre? il sépare. En d'autres pays, il laisse faire, parce qu'il continue d'être méchant. Celui de Paris n'est pas de même; il est moins canaille et plus peuple 25 que les autres peuples. Quand il accourt en pareils cas, ce n'est pas pour s'amuser de ce qui se passe, ni comme qui dirait pour s'en réjouir: non, il n'a pas cette maligne espièglerie-là: il ne va pas rire, car il pleurera peut-être, et ce sera tant mieux pour lui: il va voir, il va ouvrir des yeux 30 stupidement avides: il va jouir bien sérieusement de ce qu'il verra. En un mot, alors, il n'est ni polisson, ni méchant: et c'est en quoi j'ai dit qu'il était moins canaille; il est seulement plus curieux, d'une curiosité sotte et brutale, qui ne veut ni bien ni mal à personne, qui n'y entend d'autre finesse que 35 de venir se repaître de ce qui arrivera. Ce sont des émotions d'âme que ce peuple demande : les plus fortes seront les meilleures; il cherche à vous plaindre si on vous outrage, à s'attendrir pour vous si on vous blesse, à frémir pour votre vie

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